Bruxelles, 06/11/2008
Monsieur Sarkozy,
Monsieur Barroso,
La réunion du Conseil européen, qui se tient aujourd’hui, et le sommet du G-20, le 15 novembre à Washington, doivent relever le défi de remettre le secteur financier au service de l’économie réelle. Le modèle « emprunter pour spéculer » et sa recherche de profits excessifs doivent prendre fin. Le secteur financier doit être recentré sur sa fonction première, à savoir transformer l’épargne en investissements productifs.
Les travailleurs européens sont aujourd’hui confrontés aux dommages et aux coûts du capitalisme casino. Les entreprises procèdent à des restructurations massives, des emplois sont perdus, le chômage augmente, les salaires et la sécurité sociale sont sous pression et de nombreuses épargnes pension ont été réduites à néant.
La Confédération européenne des syndicats incite vivement le Conseil européen à s’assurer qu’une telle situation ne pourra jamais se reproduire et à être extrêmement ambitieux en abordant les trois dimensions de la crise actuelle:
Une profonde réforme structurelle de l’architecture financière: Le secteur financier est trop important que pour être laissé à des banquiers et à des gestionnaires de fonds spéculatifs cupides. Au lieu d’ajustements techniques et ponctuels, nous avons besoin de réformes qui modifient fondamentalement la structure et les incitations de l’architecture financière:
• Une agence de notation européenne – Les agences de notation, principalement établies aux Etats-Unis, ont joué un rôle clé dans la construction du modèle « emprunter pour spéculer » et dans la diffusion d’avoirs « américains toxiques » à travers le monde. Une agence de notation européenne, indépendante des banques pour ses fonds, doit être mise en place afin que cette situation ne se reproduise plus.
• Traiter la question des primes et plafonner les compensations les plus élevées – Les systèmes de primes ne doivent plus permettre de récompenser la spéculation à court terme mais au contraire promouvoir le long terme.
• Une autorité de surveillance visible afin d’orienter les liquidités, l’épargne et le crédit vers les investissements productifs – Les banques centrales doivent empêcher le développement des bulles d’actifs, mais pas en maintenant les taux d’intérêt à des niveaux artificiellement élevés et en portant ainsi atteinte aux investissements productifs. Les banques devraient au contraire adopter une politique concrète en encourageant les investissements de l’économie réelle et en décourageant l’activité spéculative. Les « réserves obligatoires basées sur les actifs » sont une manière de le faire: par exemple, en forçant les banques qui prêtent de l’argent aux fonds spéculatifs qui jouent sur les prix du pétrole et des matières premières à déposer auprès de la banque centrale 50% ou plus du crédit en tant que dépôt sans intérêt.
• Mettre fin aux paradis fiscaux – Les paradis fiscaux ont permis aux banques d’échapper au contrôle prudentiel et de prendre des risques excessifs, en contribuant à établir et à développer un secteur « bancaire fictif ». En outre, les paradis fiscaux ont offert une évasion fiscale aux énormes profits provenant de la spéculation financière. En reprenant les banques, les gouvernements sont aujourd’hui devenus les homologues des paradis fiscaux et ils devraient profiter de cette situation pour mettre les paradis fiscaux sous forte pression.
Ne pas laisser tomber l’économie réelle: La crise de l’économie réelle risque d’aggraver la crise financière et de transformer la désinflation en piège déflationniste. Les décideurs doivent faire face d’urgence à la vague récessive qui déferle sur l’Europe:
• Les fortes baisses de taux d’intérêt et la politique fiscale neutre sont particulièrement nécessaires mais elles arrivent trop tard et sont insuffisantes pour lutter contre la récession.
• Pour contrer la vague récessive qui déferle actuellement, la politique fiscale doit devenir expansionniste et évoluer rapidement afin d’éviter que les prévisions de croissance négative ne prennent racine.
• Pour mobiliser la force d’agir ensemble, l’Europe doit coordonner un effort conjoint avec les Etats membres en investissant 1% supplémentaire du PIB dans le développement de nouvelles industries, le développement durable et le logement social.
• Le financement afférent doit provenir d’un Fonds de croissance européen, émis par la Banque européenne d’investissement, canalisant ainsi l’épargne excessive provenant du reste du monde dans des projets d’investissement au sein de l’Europe à un coût inférieur pour les finances publiques.
• Créer un comité de crise, auquel participent les syndicats.
Garantir aux travailleurs un traitement équitable: Bien que la dérégulation financière soit le facilitateur du modèle «emprunter pour spéculer», le moteur fondamental sous-jacent est l’affaiblissement de la situation de la main-d’œuvre dans de nombreux pays au cours de nombreuses années: les inégalités se sont accrues, le progrès économique n’a pas réussi à se traduire en augmentations salariales réelles, le travail précaire et les salaires de misère se répandent. Dans un tel contexte, pour soutenir la demande et la croissance, la politique a eu recours à la « consommation générée par la bulle », déclenchant ainsi des augmentations exubérantes du prix des avoirs tout en poussant les ménages à s’endetter de manière excessive.
Ce modèle ne peut plus fonctionner. La « spéculation et la croissance générée par la bulle » ont provoqué ce désordre. Les salaires équitables et les bons emplois doivent à présent devenir les nouveaux moteurs de la demande et de la croissance:
• Renforcer les institutions de négociation collective afin d’assurer un seuil minimum à la croissance des salaires nominaux – Les salaires ne doivent pas être le prochain domino qui tombera. Pour éviter une « déflation à la japonaise », il faut respecter un seuil minimum d’au moins 2 à 3% de croissance du salaire nominal. La pratique des négociations collectives doit être renforcée, l’autonomie des partenaires sociaux à organiser et agir sur les relations du marché de l’emploi doit être strictement respectée et des seuils salariaux décents doivent « faire sentir leurs effets » sur chaque marché du travail. Une telle mesure doit aussi présenter d’autres avantages: elle incitera les entreprises à se faire concurrence sur la base de l’investissement dans l’innovation plutôt que de réduire simplement les salaires et elle persuadera les travailleurs que le jeu n’est pas truqué.
• Lutter contre la segmentation du marché du travail en renforçant les droits des travailleurs précaires – Les emplois sont l’autre domino qui est déjà en train de tomber. Une avalanche de plans de restructuration est annoncée dans de nombreux pays, et le travail intérimaire et le travail à durée déterminée diminuent aussi rapidement en raison de la crise économique. Le chômage augmente ainsi que les déficits publics, ce qui mine la confiance générale. Au lieu de réformes encourageant le « licenciement facile » et l’allongement des heures de travail (c’est-à-dire l’affaiblissement proposé de la directive sur le temps de travail), nous avons à présent besoin de réformes incitant les entreprises à élaborer des politiques, telles que la formation interne et la flexibilité fonctionnelle interne, qui encouragent les emplois stables.
• Pas de conditionnalités financières internationales minant les conditions de travail – Il ne faut pas permettre au FMI de « faire des siennes » en imposant une dérégulation sociale en échange de prêts de devises. L’Union européenne, en particulier, ne peut permettre que le FMI impose aux pays européens un gel pluriannuel des salaires minimum et/ou des réductions excessives des salaires du secteur public. De même que l’Union européenne ne peut suivre aveuglément la politique du FMI en liant les prêts européens aux conditions de prêt du FMI. Le cas échéant, l’Union européenne devrait mettre en place sa propre assistance, en liant les prêts financiers au respect des principes de base de l’acquis social européen.
J’espère que vous et vos collègues européens tiendrez pleinement compte de ces points et que vous soutiendrez également la Déclaration syndicale internationale qui vous sera envoyée séparément, lors du sommet de crise du G-20.
Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, Monsieur le Président de la Commission européenne, l’expression de ma haute considération.
John Monks
Secrétaire général
Pour plus d'information:
Lire le Rapport d'autumne 2008 de la CES sur la situation économiqe en Europe : Do not let the economy down! (disponible en anglais seulement).