Résolution de la CES sur la proposition de la Commission européenne d’une directive sur l’amélioration des conditions de travail via une plateforme de travail et la voie à suivre avant la procédure législative ordinaire
Adoptée lors du Comité exécutif des 16 et 17 mars 2022
SYNTHÈSE Cette résolution présente les paramètres selon lesquels la CES peut évaluer la proposition de la Commission comme étant positive pour les travailleurs. Elle guidera le travail de plaidoyer de la CES vers la procédure législative ordinaire européenne (principes qui ne sont pas contestables pour le mouvement syndical européen et que la législation européenne devrait respecter) et mettra en exergue les lacunes qui devraient être améliorées. |
Évaluation générale par la CES de la directive sur l'amélioration des conditions de travail via les plateformes de travail
La proposition de directive sur l’amélioration des conditions de travail via les plateformes de travail présentée par la Commission européenne le 9 décembre 2021 inclut la revendication principale de la CES relative à la mise en place d’une présomption réfragable de relation de travail pour les personnes travaillant via des plateformes de travail numériques, avec renversement de la charge de la preuve. Cela signifie qu'une plateforme sera considérée comme un employeur, sauf preuve contraire fournie par la plateforme numérique de travail.
C'est la bonne approche pour garantir la protection des droits du travail de ces travailleurs (à condition que la législation prévoie éventuellement une présomption de salariat, comme détaillé plus loin ci-dessous). En outre, une directive est l'outil approprié pour garantir la portée effective de cette option politique et sa mise en œuvre harmonisée dans toute l'UE. En outre, la protection des droits des employés de plateformes de travail numériques fournira de meilleures conditions pour les travailleurs indépendants authentiques, dont les plateformes de travail numériques ne pourront pas limiter l’autonomie.
Actuellement, les plateformes de travail numériques fonctionnent selon l'hypothèse inverse : tous les travailleurs sont présumés indépendants et il est de leur responsabilité, ou celle de leurs syndicats, de contester leur statut en justice. Peu de travailleurs peuvent supporter cette procédure longue et coûteuse. Sans surprise, il est peu probable que les personnes les plus vulnérables engagent une action en justice. Quoi qu'il en soit, lorsque le tribunal se prononce finalement en faveur des travailleurs, une longue période s’est écoulée (les travailleurs ont déclaré que le processus prend des années) et les résultats – la plupart du temps limités à certaines compensations économiques calculées sur la base du salaire minimum – ne profitent qu'aux plaidants. Ces cas n'entraînent pas de changement de modèle et, dès lors, les travailleurs restent confrontés aux mêmes conditions de travail précaires. La CES estime que cette situation ne peut être modifiée qu'en établissant une présomption effective de relation de travail.
La CES se félicite que la proposition introduise des lois qui obligeront les plateformes de travail numériques à montrer le fonctionnement de leur algorithme aux travailleurs et à leurs syndicats sur les questions relatives aux conditions de travail et à la gestion du travail. Jusqu'à présent, les algorithmes ne font pas l'objet d'un examen public sous prétexte de protéger le secret commercial.
Cette proposition doit être vue à la lumière du rapport du Parlement européen sur « des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes - nouvelles formes d'emploi liées au développement numérique », adopté en septembre 2021. Ce rapport a soutenu de nombreuses propositions de la CES, telles que : Une présomption réfragable d'une relation de travail pour les entreprises de plateforme ; le renversement de la charge de la preuve ; la clarification selon laquelle l'établissement d'un nouveau statut européen dit « statut tiers » entre le travailleur et le travailleur indépendant ne peut pas être considéré ; et le droit des travailleurs dans les entreprises de plateforme à s'organiser collectivement et à être représentés par des syndicats.
La CES considère donc la proposition de directive comme un bon point de départ pour une loi européenne qui doit être substantiellement améliorée au cours de la procédure législative ordinaire.
Conditions pour que la CES évalue la proposition de la Commission comme positive pour les travailleurs et guide l'action de plaidoyer de la CES dans la procédure législative ordinaire :
La CES s’engagera dans le processus parlementaire pour garantir le maintien de la présomption réfragable de relation de travail. Toute autre option parmi celles identifiées par la Commission européenne dans les documents de consultation fournis aux partenaires sociaux européens n’apportera pas les changements que méritent les travailleurs de plateformes numériques.
Nous viserons à obtenir une présomption générale, donc sans critères.
Selon les définitions actuelles cumulatives et étroites de la plateforme de travail numérique et de la gestion des algorithmes proposées par la Commission européenne, il est probable que bon nombre de ces entreprises déclarent que la définition proposée ne les couvre pas.
La définition des « plateformes de travail numériques » est cumulative et réduit donc le champ d’application de la définition puisque toutes les conditions doivent être remplies, ce qui pourrait conduire de nombreuses plateformes de travail numériques à sortir du champ d’application de la directive. Les références à « l’organisation du travail » et « en tant qu’élément nécessaire et essentiel » sont trop limitées et ne reflètent pas la manière dont le travail est effectué via des plateformes de travail numériques. En outre, la référence à un service « à distance » ajoute une faiblesse à la définition et pourrait fournir aux plateformes de travail numériques de quoi contourner la définition. La définition actuelle présente donc le risque que les objectifs de la directive ne soient pas atteints, étant donné qu'avec une formulation aussi large, les plateformes de travail numériques parviendront à se soustraire à son champ d'application.
La définition d'une plateforme de travail numérique devrait clairement indiquer que les plateformes de travail numériques sont des entreprises et qu’elles devraient dès lors respecter leurs responsabilités en tant qu'employeurs. Sinon, les plateformes de travail numériques pourraient concevoir l'algorithme de telle sorte que le travailleur devienne (selon cette définition) une plateforme au sein de la plateforme. Il faut l’éviter à tout prix. Il doit être très clair que la plateforme de travail numérique est l'employeur du travailleur de plateforme. En outre, non seulement le droit de l'UE devrait s'appliquer mais, une fois la présomption déclenchée, tout le droit du travail national devrait également réglementer la relation d'emploi de la plateforme de travail numérique et du travailleur de plateforme (au lieu de la seule référence au droit de l'Union). Sinon, cela permettrait aux États membres d'établir de facto un troisième groupe de travailleurs. La CES propose la formulation suivante : « l'activité commerciale est permise par l’apport du travail exécuté par les personnes ».
Comme tout autre travailleur, ceux qui passent par des plateformes de travail numériques doivent avoir accès à la protection sociale. La proposition de directive devrait empêcher les plateformes de travail numériques de développer leurs propres régimes de protection privée, d'autant plus lorsqu’elles le font pour échapper à leur responsabilité en tant qu'employeurs. La mention actuellement présente dans les considérants de la directive selon laquelle la décision volontaire des plateformes de travail numériques de payer « la protection sociale, l’assurance accidents ou d’autres formes d’assurance, les mesures de formation ou des avantages similaires aux travailleurs indépendants actifs sur cette plateforme (…) ne doit pas être considérée comme un élément déterminant indiquant l’existence d’une relation de travail » est une déclaration très dangereuse qui brouille la responsabilité des plateformes de travail numériques en tant qu’employeurs et permet la création d’une troisième catégorie de travailleurs, ce à quoi la directive elle-même s’oppose. En fait, la directive devrait indiquer le contraire : un tel comportement des plateformes de travail numériques devrait être une indication de subordination. Par conséquent, cette considération devrait être incluse comme critère de réfutation en vertu de l'article 5.
La définition proposée pour la gestion des algorithmes (qui limite la portée aux systèmes entièrement automatisés) est également restrictive et donne aux plateformes de travail numériques et aux autres entreprises utilisant la gestion des algorithmes, la possibilité de sortir du cadre fixé en opérant avec des systèmes non entièrement automatisés. La CES proposera une définition plus globale de la gestion des algorithmes, telle que celle-ci : « Tout système, logiciel ou processus prédictif qui utilise des calculs pour aider ou remplacer les décisions ou politiques de gestion qui ont un impact sur les opportunités, l'accès, les libertés, les droits et/ou la sécurité des travailleurs ».
Lacunes que la CES s’efforce d’améliorer dans la procédure législative ordinaire :
La proposition de directive sur l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail de plateforme comporte de nombreuses lacunes que la CES s’engage à améliorer.
La directive doit décrire clairement comment la présomption sera activée. Les États membres doivent inclure les plateformes de travail numériques dans une liste pour laquelle la présomption s'applique. Les nouvelles plateformes de travail numériques arrivant sur le marché doivent également être soumises à la présomption de relation de travail. La présomption doit donc être appliquée automatiquement, sans période tampon.
La directive doit fournir des instructions claires sur la procédure de réfutation. Si elle le souhaite, la plateforme de travail numérique devrait avoir la possibilité d'activer une procédure judiciaire ou administrative, ou les deux, pour démontrer qu’elle n’est qu’un simple intermédiaire numérique entre de véritables entreprises qui sortent du champ d'application de la protection fournie par la directive. Dans ces situations, la plateforme de travail numérique doit aider à la bonne résolution des procédures, notamment en fournissant toutes les informations pertinentes qu'elle détient. Alors qu'elle s'oppose aux critères prévus dans la proposition de directive à l’article 4 (qui devraient être retirés de cet article), la CES estime qu'un ensemble de critères devrait être utilisé pour orienter la réfutation (pour les plateformes de travail numériques qui le souhaitent) vers les autorités administratives ou judiciaires compétentes. Dès lors, la CES demande de supprimer la liste des critères de l'article 4 (présomption générale) et de les transférer à l'article 5 afin d'orienter la réfutation (la liste des critères devant être ouverte à davantage d'entrées conformes aux définitions nationales et à l'évolution pertinente de la jurisprudence), en tenant compte à la fois des caractéristiques conduisant au statut d'employé et celles d’un travailleur indépendant. Le résultat de la réfutation potentielle devrait clairement définir qu'un travailleur actif via une plateforme de travail numérique est soit un employé, soit une entreprise. La possibilité de réfuter une relation de salariat devrait se concentrer sur les caractéristiques d'une entreprise.
L'inversion de la charge de la preuve devrait être liée à la transparence de l'algorithme. Pour réfuter l'existence d'une relation de travail avec leurs travailleurs, les plateformes de travail numériques devraient ouvrir leur algorithme à l'autorité administrative ou judiciaire concernée pour montrer les éléments qui ont un impact sur les travailleurs et l'organisation du travail : critères d'attribution du travail, critères de proposition de conditions et de commandes plus avantageuses, critères de déconnexion et de sélection, critères d'évaluation, de statistiques et de profilage, et quelles données sont collectées, entre autres.
La possibilité que ce soit un travailleur qui réfute la présomption devrait être écartée de l'initiative législative. Il est absurde d’imaginer qu'un travailleur réfute la présomption avant que la plateforme de travail numérique ne l'ait fait. Il s’agirait d’un scénario dans lequel les travailleurs réfuteraient leur propre statut d'emploi sur l’instruction de la plateforme de travail numérique. Il s’agit également d’un malentendu sur la nature et les objectifs de la présomption : Si une plateforme de travail numérique ne peut pas la réfuter, elle prouve l'existence d'une relation de travail entre l’employeur (la plateforme de travail numérique) et les travailleurs concernés.
Les droits collectifs du travail devraient être renforcés dans la proposition de la Commission. Alors que le rôle des syndicats (appelés erronément « représentants des travailleurs ») est reconnu dans différents articles de la proposition, en ce qui concerne les droits à l'information et à la consultation et l'application, l'accès complet des travailleurs, par le biais des plateformes de travail numériques, au droit de créer et d'adhérer à un syndicat, de s’organiser et de négocier collectivement devrait être clairement énoncé dans la loi. En outre, les entreprises de plateforme doivent respecter les conditions de rémunération et autres conditions de travail établies par la loi ou les conventions collectives pour le secteur et/ou la zone géographique concernés, avec les salaires minimums légaux lorsqu'ils existent (toutes les références dans le texte sont liées aux salaires minimums et au socle des droits, sans faire référence aux droits prévus par la convention collective sectorielle applicable). Le droit à la négociation collective doit être appliqué pour tous les travailleurs des plateformes, quel que soit leur statut professionnel ; les États membres doivent organiser cette négociation collective conformément à leurs règles et mécanismes nationaux.
Tout au long du document, la proposition de directive fait référence aux « représentants des travailleurs » au lieu des syndicats. De quoi ouvrir la porte à des syndicats « favorables » mis en place par le patronat, voire à des « représentants des travailleurs » choisis par le patronat. Les représentants des travailleurs doivent désigner des représentants syndicaux, à savoir des représentants désignés ou élus par les syndicats ou les membres de ces syndicats, conformément à la législation et à la pratique nationales, et des représentants élus, à savoir des représentants qui sont librement élus par les travailleurs de l'organisation, et non sous la domination ou le contrôle de l'employeur.
Comme le travail via des sociétés de plateforme ne se distingue pas en matière de gestion algorithmique, le droit à l'information, à la consultation, à la participation des travailleurs et à la négociation collective en matière de contrôle des algorithmes devrait être étendu à tous les travailleurs (y compris les entreprises traditionnelles). En outre, les véritables travailleurs indépendants devraient se voir accorder le droit d'être informés, en particulier en matière d'accès à la transparence de l'algorithme.
Les États membres devraient aider leurs services d'inspection du travail pour leur fournir les compétences et les ressources nécessaires pour enquêter sur les algorithmes et les systèmes de gestion automatisés à la lumière des lois et réglementations applicables (par ex. législation anti-discrimination).
De nombreux travailleurs dans les sociétés de plateforme sont des travailleurs migrants sans papiers ainsi que des demandeurs d’asile, qui accèdent à ces emplois via la sous-traitance de comptes. Leur situation précaire et vulnérable doit être prise en compte dans la proposition législative européenne, avec notamment des procédures rapides pour leur régularisation. Les travailleurs migrants sans papiers devraient accéder à la justice sans craindre des représailles ou le risque d'expulsion. Cela nécessite d'établir une division entre le travail d'application de la législation du travail et les tribunaux, et les mécanismes de contrôle des migrations.
Des exemptions aux PME et aux start-up sont accordées dans différents articles du projet de directive. La directive devrait s'abstenir d'établir des seuils pour exempter des PME du champ d'application des dispositions de la directive. Ces exceptions potentielles constitueraient des failles pour les plateformes de travail numériques, car beaucoup d’entre elles sont soit des PME, soit des « start-ups » ; ceci s’explique principalement par la présentation artificielle de la grande majorité de leurs travailleurs comme des sous-traitants externes, et non comme leurs employés.