Position de la CES sur la stratégie pour le marché unique en Europe

Position de la CES sur la stratégie pour le marché unique en Europe

Adoptée par le Comité exécutif de la CES les 16 et 17 décembre 2015

Points clés

Le conflit entre l’exercice des droits fondamentaux et les libertés économiques et l’aggravation de la concurrence déloyale au sein du marché unique ne peuvent être plus longtemps ignorés. La CES rappelle l’importance des emplois de qualité et le principe d’égalité de traitement de tous les travailleurs sur le même lieu de travail et demande avec insistance aux institutions de l’UE d’adopter un protocole de progrès social.

La réglementation du travail et la couverture de la sécurité sociale doivent être d’application pour les travailleurs dans les services de l’économie collaborative. Une attention particulière doit être accordée au problème des faux indépendants et du travail non déclaré.

Le principe du pays d'origine est inacceptable car il ne peut mener qu'à une concurrence réglementaire vers le bas entre les États membres. La CES s’oppose vigoureusement à l’introduction de questions liées au travail dans une initiative législative sur un formulaire harmonisé de notification et/ou un passeport de services.

La dérégulation favorise l’entrée sur le marché de concurrents sans scrupules qui poussent des entreprises sérieuses à mettre la clef sous la porte. La CES reste fermement opposée à l’adoption d’une directive sur la société unipersonnelle (SUP) et s’opposera à toute tentative visant à exempter les microentreprises et les PME de dispositions relevant du droit du travail et du droit social. De plus, toute mesure d’encouragement au montage de structures artificielles destinées à contourner ou à minimiser les obligations des entreprises au titre du droit national doit être supprimée.

La CES demande instamment à la Commission de mettre la protection des employés au cœur de son programme de travail sur les faillites, de protéger le trésor public et d’assurer que les administrateurs aient une obligation de vigilance significative. Les droits à une information et à une consultation adéquates doivent également être respectés.

Une procédure de notification révisée dans le cadre de la directive sur les services doit maintenir et encourager des normes sociales élevées et reconnaître que la définition des objectifs en matière de politique sociale relève de la responsabilité des États membres.

La Commission doit faire en sorte que les États membres prennent des mesures appropriées pour que les autorités publiques nationales incluent les critères sociaux et environnementaux dans leurs appels d’offres pour les marchés publics.

Les partenaires sociaux doivent être impliqués dans les travaux sur de possibles réformes nationales dans le domaine des professions réglementées. Les professions relatives à la santé et à l’aide sociale ne doivent faire partie d’aucune initiative horizontale.

Les procédures européennes de normalisation doivent devenir plus démocratiques pour que ces procédures ne soient pas contrôlées par les entreprises. En outre, la normalisation européenne ne doit pas empiéter sur le droit du travail national, les conventions collectives et la négociation collective.

Introduction

Le 28 octobre 2015, la Commission a publié une communication détaillant ses plans relatifs à sa stratégie pour le marché unique pour 2016 et 2017[1]. Fin 2017, la Commission évaluera les progrès réalisés et jugera de la nécessité d’une action supplémentaire éventuelle.

La communication voit dans le marché unique « l’une des plus belles réussites européennes » et en rappelle les défis : crise économique et financière, chômage, faible niveau de croissance et « réglementation excessivement pesante ». Pour y répondre, la Commission propose une stratégie principalement basée sur la suppression d’obstacles économiques et sur des mesures pratiques pour aider les PME et les jeunes pousses à se développer et à s’attaquer à de nouveaux marchés.

La communication fait preuve d’une vision simpliste et inefficace des défis liés au marché unique. La stratégie n’en aborde pas la dimension sociale. Le conflit entre l’exercice des droits fondamentaux et les libertés économiques et l’aggravation de la concurrence déloyale au sein du marché unique ne peuvent être plus longtemps ignorés. La CES rappelle l’importance des emplois de qualité et le principe d’égalité de traitement de tous les travailleurs sur le même lieu de travail et demande avec insistance aux institutions de l’UE d’adopter un protocole de progrès social[2].

En outre, croissance et chômage ne peuvent être abordés uniquement par le biais d’un agenda quasi exclusivement dérégulatoire. Il faut plutôt se pencher sur la manière dont une politique de marché unique peut servir à mobiliser l’investissement. La CES a appelé à une Nouvelle voie pour l’Europe incluant un ambitieux programme pluriannuel d’investissement européen en faveur de la croissance et des emplois de qualité. Le Plan d’investissement pour l’Europe (le « plan Juncker d’investissement ») y répond en partie. Toutefois, les mesures actuelles n’atteignent pas le niveau d’engagement requis identifié dans les propositions de la CES et des efforts supplémentaires sont donc nécessaires[3].

a) La (tardive) dimension sociale de l’économie collaborative

La Commission envisage de publier des lignes directrices sur la manière dont le droit de l’UE et les dispositions « pertinentes » des législations nationales s’appliquent aux modèles économiques de l’économie collaborative. Dans son analyse, la Commission fait référence aux normes de santé et de sécurité, à la sécurité sociale et à la protection de l’emploi. Toutefois, elle échoue à présenter la moindre action concrète à ce sujet et considère que la directive sur les services, la directive sur le commerce électronique et la législation européenne en matière de consommation sont les seules réglementations à clarifier.

La CES s'interroge sur l’hypothèse selon laquelle l’économie collaborative augmente le niveau d’emploi et bénéficie aux travailleurs. La situation économique, l’augmentation des emplois précaires et à bas salaires et les taux élevés de chômage sont des facteurs évidents qui contribuent au développement rapide de l’économie collaborative.

Il s’ensuit que les services affectant les droits des travailleurs ne peuvent être traités comme les autres activités dans l’économie collaborative. Le vide juridique actuel dans lequel ces travailleurs fonctionnent aujourd’hui est inacceptable. La CES maintient catégoriquement que la réglementation du travail et la couverture de la sécurité sociale doivent s’appliquer aux travailleurs dans les services de l’économie collaborative. Une attention particulière doit donc être accordée au problème des faux indépendants et du travail non déclaré.

L’Union doit en parallèle impliquer les États membres dans des initiatives politiques visant à renforcer les droits et la protection des vrais travailleurs indépendants. Il est en effet probable que l’emploi indépendant augmente en même temps que se développent le capitalisme de plateforme et l’économie collaborative.

b) Aider les PME à grandir ou déréguler l’Europe ?

Droit des sociétés

La Commission considère la réglementation comme étant l’obstacle principal empêchant les PME et les jeunes pousses de se développer. La stratégie ne propose toutefois pas de solutions plus larges pour relancer l’économie. La Commission ignore également la concurrence déloyale comme source de difficultés pour les véritables PME. Supprimer tous les obstacles et les règles du jeu équitables favorise l’entrée sur le marché de concurrents sans scrupules et pousse des entreprises sérieuses à mettre la clef sous la porte. La proposition de SUP est une illustration de la vision à court terme du droit des sociétés de l’UE. En introduisant des procédures d’enregistrement simplistes et à bas prix, la proposition de SUP entraîne de sérieuses inquiétudes en matière d’évasion fiscale, de droits des travailleurs et de gouvernance d’entreprise en général. Si elle est adoptée, la directive serait une invitation directe pour les entreprises de toutes tailles à minimiser leurs responsabilités au titre du droit national. La CES reste fermement opposée à l’adoption d’une directive SUP.

La CES s’opposera de même à toute tentative visant à exempter les microentreprises et les PME de dispositions relevant du droit du travail et du droit social qui doivent s’appliquer à tous les travailleurs indépendamment de la taille ou du chiffre d’affaires de leur employeur.

La stratégie fait vaguement référence à une lutte en cours contre les sociétés boîte aux lettres mais ne propose aucune action à c sujet. La CES estime qu’une priorité pour l’avenir du droit des sociétés de l’UE devrait être la régulation de la mobilité des entreprises au sein de l’Union garantissant que l’entreprise établisse son siège social dans un État membre où elle mène de véritables activités économiques. Toute mesure d’encouragement au montage de structures artificielles destinées à contourner ou à minimiser les obligations des entreprises au titre du droit national doit être supprimée. Une action concrète à ce sujet est plus urgente qu’une nouvelle dérégulation du droit des sociétés – un objectif des plus probables visé par la révision de la directive sur les fusions transfrontalières et l’introduction d’une nouvelle directive sur les divisions transfrontalières.

La CES prend note des plans de la Commission portant sur l’étude de solutions numériques relatives à l’enregistrement des entreprises et au dépôt des documents et informations associés. La CES souligne que de tels plans ne peuvent être mis en œuvre au détriment de la transparence et de l’application des obligations légales nationales. Une amélioration significative est nécessaire à cet égard.

Faillite

Selon la Commission, les effets perturbateurs d’une faillite dissuadent les citoyens d’entreprendre. La stratégie pour le marché unique prévoit dès lors une proposition législative sur l’insolvabilité, y compris des dispositions sur la restructuration précoce et la seconde chance. La CES s’inquiète de ce que la Commission n’évalue pas l’augmentation des recours abusifs aux procédures de faillite tels que les procédures informelles d’insolvabilité et les faillites tactiques qui entraînent une absence totale d’information et de consultation et laissent les employés en plan avec des mois de salaires et d’allocations diverses impayés. Les travailleurs souffrant de maladie professionnelles, les personnes récemment en congé maladie, les travailleurs âgées et les femmes enceintes sont souvent victimes de faillites tactiques. De telles faillites sont utilisées pour diminuer les salaires des travailleurs transférés et pour remplacer leur contrat permanent par un contrat précaire dans l'entreprise nouvellement créée.

La CES demande instamment à la Commission de mettre la protection des employés au cœur de son programme de travail sur les faillites. Elle appelle la Commission à s’assurer que l’initiative renforce la protection existante et que les mesures nécessaires soient prises afin de protéger les intérêts des travailleurs et le trésor public et à veiller à ce que les administrateurs aient une obligation de vigilance significative. Les droits à une information et à une consultation adéquates doivent également être respectés.

c) Pas de retour en douce du principe du pays d’origine

La CES est opposée au principe du pays d’origine qui ne peut mener qu’à une concurrence réglementaire à la baisse entre États membres.

Passeport de services

La Commission annonce son intention de lancer une initiative législative introduisant un formulaire harmonisé de notification destiné à communiquer, en une seule fois, au pays d’accueil les informations requises au titre de la législation de ce pays, y compris concernant les travailleurs détachés. Cette proposition inclura également un « passeport de services » qui permettra aux entreprises – et éventuellement aux particuliers – souhaitant fournir des services transfrontaliers de recevoir un document dans leur pays d’origine attestant qu’elles – ils – satisfont aux prescriptions applicables dans l’État membre d’accueil.

La CES s’oppose vigoureusement à l’introduction de questions affectant les travailleurs, et notamment de points liés au détachement dans cette initiative législative. Les informations à fournir par une entreprise concernant ses employés relèvent de la protection du travailleur lui-même et ne peuvent dès lors être assimilées à d’autres informations relatives à l’entreprise. Les autorités compétentes du pays d’accueil doivent pouvoir continuer à disposer d’un accès spécifique aux documents clés, par exemple pour vérifier la matérialité d’un détachement. En outre, la directive services ne précise pas que la directive 96/71/CE prévaut sur la libre circulation des services.

S’agissant d’autres domaines de la réglementation, la CES s’interroge sur la faisabilité d’un passeport de services. Il est irréaliste d’attendre des autorités publiques du pays d’origine qu’elles aient l’expertise nécessaire pour interpréter et appliquer correctement la loi d’un autre État membre. De plus, la Commission garde le silence sur des points essentiels tels que la durée de validité du passeport de services et les circonstances dans lesquelles une entreprise devra mettre ses informations à jour. Cela soulève de sérieuses questions quant à un potentiel encouragement à la fraude.

En tout cas, le passeport de services ne doit ni remplacer ni diminuer les responsabilités de l’État membre d’accueil de mener les inspections et les contrôles nécessaires sur son territoire. A défaut, le passeport de services marquerait le retour – inacceptable – du principe du pays d’origine de la proposition Bolkestein.

Procédure de notification

La stratégie rappelle que la directive sur les services fait obligation aux États membres de notifier à la Commission les nouvelles mesures réglementaires affectant la fourniture transfrontalière de services. La Commission note plusieurs carences dans cette procédure et déplore en particulier un manque généralisé de conformité dans le chef des États membres. La Commission propose dès lors une action législative permettant « de vérifier, plus en amont, le caractère justifié et proportionné de toute nouvelle réglementation nationale restreignant la libre circulation des services ». La Commission envisage en particulier de déclarer nulle toute législation nationale qui n’aura pas été notifiée.

La CES craint qu’une telle sanction soit disproportionnée et mène finalement à davantage de dérégulation en Europe. La CES n’est pas opposée à une réforme de la procédure de notification mais seulement dans la mesure où celle-ci permet d’établir un cadre qui soutienne et encourage des normes sociales élevées et reconnaisse qu’il est de la responsabilité des États membres de définir les objectifs en matière de politique sociale. La Commission (et la CJE) ne peut intervenir qu’en cas d’erreur d’appréciation manifeste et doit endosser la charge de la preuve pour montrer que la législation proposée est disproportionnée tout en tenant compte de l’intérêt général. Les États membres doivent également disposer de suffisamment de temps pour modifier une législation qui s’avère incompatible avec la directive sur les services. Dans tous les cas, la CES s'oppose à ce que le projet de législation soit déjà notifié à la Commission. En outre, "la transparence pour les parties prenantes" ne doit pas être interprétée comme le fait de leur donner le pouvoir de retarder le processus législatif. Le processus démocratique de légifération national doit en effet être totalement respecté.

d) Vers des marchés publics plus équitables

La stratégie propose de renforcer les capacités au sein de la Commission afin d’offrir des conseils aux autorités publiques pour la préparation des procédures d’adjudication des marchés publics avec pour objectif de soutenir les États membres à appliquer correctement la législation européenne pertinente. La Commission propose également de rassembler davantage d’information sur les marchés publics et de réviser la directive « recours ».

La CES rappelle l’introduction d’une clause sociale obligatoire dans le cadre révisé sur la passation des marchés publics (article 18.2 de la directive 2014/24). Cette nouvelle disposition oblige les États membres à prendre des mesures appropriées pour s'assurer que le droit du travail et les conventions collectives soient respectés dans une procédure de marchés publics. Le cadre révisé en matière de marchés publics inclut également des considérations sociales supplémentaires visant à encourager des procédures d’adjudication plus vertes et plus sociales.

La CES plaide pour que la Commission et les États membres assurent une transposition effective de ces dispositions essentielles dans la législation nationale. La Commission doit en outre s’assurer que les autorités publiques soient conscientes des possibilités et des exigences d’inclure des critères sociaux et environnementaux dans leurs appels d’offres et qu’elles soient activement encouragées à en profiter pleinement à travers conseils et initiatives de formation. Il faut davantage tenir compte des problèmes de « remises de prix anormalement bas » et autres pratiques de dumping social dans les marchés publics (par exemple en donnant aux syndicats le droit de contester des pratiques par le biais de la directive « recours »).

e) Professions réglementées

La Commission envisage de réduire le nombre de professions réglementées (par ex. les professions juridiques, les comptables, agents immobiliers, physiothérapeutes, etc.). Toutefois, la réduction du nombre de professions réglementées ne devrait pas être un but en soi. Toute révision des professions réglementées ne devrait pas être motivée par l'objectif exclusif de la libre circulation. La réglementation de professions peut s’avérer indispensable pour garantir la qualité et la sécurité de l’emploi et des services, ainsi que la protection des droits des travailleurs. Un juste équilibre entre libre circulation des services, qualifications valables et normes élevées est dès lors nécessaire. Dans tous les cas, les professions relatives à la santé et à l’aide sociale ne doivent faire partie d’aucune initiative horizontale.

Les partenaires sociaux doivent être impliqués dans les travaux sur de possibles réformes nationales dans ce domaine. Il est important de tenir compte du fait qu’inclure cela dans le processus du Semestre européen ne signifie pas que toutes les parties prenantes seront invitées à y participer. Cela concerne en particulier les associations professionnelles qui ne sont pas très souvent des partenaires sociaux.

f) Normalisation

La Commission propose une « initiative commune » avec la communauté européenne de la normalisation afin de promouvoir une normalisation des services. La CES rappelle que les travailleurs fournissent des services et que le droit du travail et les conventions collectives sont les instruments juridiques préférentiels pour garantir la qualité des services et des emplois. De plus, la Commission a une vision par trop idyllique des normes volontaires et de l’autorégulation[4].

La CES demande que les procédures européennes de normalisation soient rendues plus démocratiques et que les entreprises n’aient pas un rôle dominant dans ce domaine. La Commission doit en outre s’abstenir de proposer des normes européennes dans des secteurs qui ne sont pas couverts par la directive sur les services et/ou où la demande de services transfrontaliers est faible. Enfin, les initiatives des partenaires sociaux visant à réguler les services, y compris à travers des accords des partenaires sociaux, doivent être soutenues.

 


[1] COM(2015) 550 final

[2] Proposition de la CES pour un Protocole de progrès social : https://www.etuc.org/sites/www.etuc.org/files/CES-Depliant_Economic_Freedom_s-Fr2010.pdf

[3] La Nouvelle voie pour l’Europe de la CES : https://www.etuc.org/fr/documents/une-nouvelle-voie-pour-l%E2%80%99europe-plan-de-la-ces-pour-l%E2%80%99investissement-une-croissance#.VlwQG7-0JMg

[4] Voir le premier inventaire global de l'autorégulation publié à ce jour. Il a été commandé par la Société royale britannique pour la protection des oiseaux mais il couvre tous les secteurs et montre que dans pratiquement tous les cas – 82% des 161 régimes qu’il a évalués – les mesures volontaires n’ont pas atteint leurs objectifs.