Position de la CES sur le partenariat transatlantique de commerce et d'investissement

Bruxelles, 25/04/2013

Le 12 mars 2013, la Commission européenne a adopté un projet de mandat de négociation pour un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) avec les États-Unis. C’est un changement radical dans les relations transatlantiques qui, collectivement, représentent la moitié du PIB mondial en termes de valeur.

Un délai extrêmement serré a été donné aux États membres de l’UE pour approuver ce mandat que la Commission espère conclure à temps pour permettre un démarrage des négociations avant les vacances d’été.

Etant donné les énormes implications de telles négociations pour les travailleurs des deux côtés de l’Atlantique, la Confédération européenne des syndicats s’inquiète du manque d’occasion accordée à un examen public du projet de mandat de négociation de l’UE par les eurodéputés, les syndicats et la société civile. Ceci contraste de façon frappante avec le niveau de contrôle auquel le mandat de négociation américain a été soumis par le Congrès des États-Unis. C’est là un problème énorme pour la démocratie qui ne contribuera pas à susciter le soutien du public pour ces négociations ou tout accord qui en résulterait.

En conséquence, dès le début, la CES exige de la Commission qu’elle soumette le projet de mandat de négociation de l’UE au Parlement européen, au mouvement syndical et à la société civile pour information et discussion permettant un contrôle public plus large avant son adoption par le Conseil et le lancement des négociations. La CES appelle le Comité de la politique commerciale du Conseil à tenir des auditions avec des représentants des syndicats et de la société civile avant d’approuver le mandat de négociation. Il s’agit d’un écart par rapport aux pratiques habituelles mais qui s’avère essentiel pour emporter l’adhésion du public à ces négociations.

L’importance économique d’un tel accord transatlantique implique qu’il y aura sans nul doute des conséquences significatives (potentiellement positives et/ou négatives) pour l’emploi et la qualité de l’emploi en Europe, mais aussi pour le cadre réglementaire mondial, et des tentatives pour maintenir des approches multilatérales en matière de commerce et d’investissement. La CES pense qu’une évaluation des incidences sur la durabilité et l’emploi est essentielle en préalable à l’adoption du mandat de négociation de l’UE afin que la décision du Conseil soit prise en connaissance de cause. Toutes les parties prenantes doivent être consultées dans la préparation de l’évaluation de l’impact sur le développement durable.

La CES reconnaît qu’un tel accord pourrait insuffler une énergie positive à des négociations multilatérales actuellement au point mort et, s’il est basé sur les meilleures pratiques de chaque côté de l’Atlantique, que cet accord pourrait avoir des effets positifs sur les flux d’emplois et d’investissements pour autant que les conditions exposées ci-dessous soient remplies (inclusion de normes fondamentales de travail obligatoires, exclusion des services publics, protection des investissements, etc.).

Dès lors, l’UE devrait, par exemple, promouvoir la réglementation européenne sur les produits chimiques (REACH) en tant que meilleure pratique pour encourager l’innovation et garantir la protection de l’environnement, de la santé et de la sécurité humaines, ainsi que des éléments du modèle européen de relations industrielles tels que l’information et la consultation transnationales des travailleurs (par ex. les comités d’entreprise européens). L’Europe a, de la même manière, beaucoup à apprendre des instruments fédéraux américains de politique et d’innovation industrielles (par ex. la DARPA – Agence pour les projets de recherche avancée de défense – et le programme ARPA-E pour les projets de recherche avancée en matière d’énergie) tandis qu’une coopération renforcée pour le développement de nouvelles technologies pourrait soutenir des investissements communs et la création d’emplois.

Nous réclamons donc un engagement des deux parties pour aboutir à un accord exemplaire qui garantisse l’amélioration des conditions de vie et de travail des deux côtés de l’Atlantique et prévienne toute tentative de l’utiliser pour diminuer les normes ou porter atteinte au droit des autorités publiques de légiférer. En particulier, l’accord ne doit pas empêcher les législateurs nationaux de voter des lois ou encore de s’impliquer, au niveau local et régional, dans des domaines tels que politique de l’emploi, sécurité sociale, protection de l’environnement, protection de la santé et de la sécurité au travail, protection des consommateurs, protection des droits des minorités et protection des petites et moyennes entreprises. Les gouvernements ne doivent pas non plus être empêchés de prendre toute mesure pour protéger les intérêts des travailleurs et des citoyens.

Cette position définit les principales préoccupations de la CES relatives au mandat de négociation de l’UE.

a) Les droits du travail doivent être inscrits dans l’accord, être applicables à tous les niveaux de gouvernement de chaque partie et être soumis à des mécanismes de règlement des différends, y compris des mesures d’exécution, équivalents à ceux des autres matières qu’il englobe. La CES est particulièrement inquiète de l’absence de ratification des conventions de l’OIT et des violations des droits fondamentaux du travail aux États-Unis, dont le droit d’organisation et de négociation collective, notamment mais pas exclusivement, dans les états du « droit du travail ». L’UE doit explicitement mentionner cette question dans son projet de mandat. Le règlement des litiges doit être basé sur un processus indépendant et transparent de traitement des plaintes permettant aux syndicats et autres représentants de la société civile de porter plainte. Les parties doivent s’engager par rapport à la ratification et à l’application pleine et effective des normes fondamentales du travail de l’OIT comme étant un élément essentiel de l’accord qui ne pourra être mis en cause par aucune des parties afin d’en tirer un avantage commercial. L’échange d’information entre gouvernements et partenaires sociaux doit être permis et les réactions des gouvernements aux plaintes des partenaires sociaux doivent être garanties. Des experts indépendants doivent étudier les plaintes. Vu que les deux parties sont des nations avancées et qu’il existe une longue tradition de dialogue entre la DG Emploi et le Département américain du travail, l’UE doit inclure en particulier, mais pas exclusivement, l’application de la convention 155 de l’OIT (sur la sécurité et la santé des travailleurs), des conventions dites prioritaires de l’OIT, c.à.d. la convention 122 (sur la politique de l’emploi), les conventions 81 et 129 (sur l’inspection du travail) et la convention 144 (sur les consultations tripartites) qui sont les conventions à l’Agenda du travail décent dans le cadre des dispositions relatives aux droits du travail. S’agissant d’états membres de l’OCDE, les principes directeurs pour les entreprises multinationales doivent également être mentionnés dans ce chapitre. Cet accord ne peut en aucun cas entraîner un affaiblissement des droits du travail pour l’une ou l’autre partie ou affecter la position de l’OIT.

b) Il faut en outre traiter de la protection de l’environnement et du respect des conventions environnementales internationales. L’UE doit notamment aborder l’incidence de l’exploitation par les États-Unis de combustibles fossiles non conventionnels (par ex. les sables bitumineux et le gaz de schiste) sur les efforts en matière de changements climatiques et de développement durable au plan mondial.

c) Parlements et partenaires sociaux doivent non seulement être pleinement associés au processus de négociation et de programmation mais aussi au processus de surveillance après l’entrée en vigueur de l’accord. Ce processus de surveillance doit être axé sur les impacts sociaux et écologiques potentiels et l’application des règles définies dans le chapitre sur le développement durable mais aussi sur d’autres parties de l’accord. La surveillance peut être effectuée par une commission parlementaire bilatérale (composée de membres des parlements américain et européen) en coopération avec les partenaires sociaux. De plus, un mécanisme de surveillance impliquant des représentants syndicaux doit être inclus conformément à la déclaration commune CES/CSI de juillet 2007. [[Déclaration CES/CSI sur les exigences syndicales portant sur des éléments sociaux clés des chapitres « développement durable » des négociations de l’Union européenne en matière d’accords de libre-échange (ALE). Bruxelles, juillet 2007 (http://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/TLE_EN.pdf). Le récent ALE UE-Corée inclut également un mécanisme de surveillance par la société civile qui est un modèle dont on pourrait éventuellement s’inspirer.]] La violation persistante de normes minimales en matière de travail ou d’environnement doit être combattue par le retrait de privilèges commerciaux ou l’imposition de sanctions monétaires.



d) Les droits du travail ne peuvent être dénaturés par aucune modalité de protection des investisseurs. Cette protection ne peut être assurée au détriment du droit des états d’accueil de légiférer ou de la société civile ou des entreprises domestiques. Les états doivent disposer d’un espace politique intérieur destiné à satisfaire des objectifs importants en matière de politique publique, y compris les droits du travail, la protection de l’environnement, la mise à disposition de services publics (santé, éducation et sécurité sociale) ainsi que le développement de politiques industrielles cohérentes. [[Pour plus de détails sur la position de la CES sur les chapitres investissements, voir la résolution de la CES sur la politique d’investissement de l’UE adoptée en mars 2013 (http://www.etuc.org/a/11027)]]. La CES insiste pour que l’UE précise clairement que l’accord n’affectera pas le droit des gouvernements à légiférer dans l’intérêt public, à protéger les services publics ou à créer de nouveaux programmes publics.

e) Il est essentiel que les défauts de l’ALENA (accord de libre-échange nord-américain) ne soient pas reproduits, et encore moins aggravés, dans un futur PTCI. Ceci s’applique particulièrement aux droits des investisseurs. Nous nous opposons à l’inclusion dans l’accord d’une clause de règlement des différends état-investisseur. Etant donné que les deux parties sont des économies avancées disposant de systèmes juridiques bien développés, la CES ne voit aucune raison de contourner les tribunaux nationaux pour les investisseurs étrangers et soutient dès lors qu’un mécanisme de règlement des différends d’état à état et l’utilisation des recours juridictionnels locaux sont les instruments les mieux adaptés au traitement des litiges en matière d’investissement. Dans son avis au Congrès concernant la protection des investissements aux États-Unis, le cabinet du Président américain a déjà clairement indiqué que les investisseurs européens aux États-Unis ne devaient pas jouir de davantage de droits que les investisseurs américains. Le partenaire européen doit donc aussi clairement préciser que les investisseurs externes n’auront pas le droit de passer outre les tribunaux européens par le biais d’un organe de règlement des différends investisseur-état.

f) Le mandat de l’UE doit préserver la pratique actuelle de négociations en matière de services : les obligations de libéralisation ne doivent être clairement énoncées que dans le cadre de l’approche dite de liste positive (comme utilisée dans l’AGCS – Accord général sur le commerce des services). Nous rejetons avec force l’utilisation d’une approche par liste négative (« si ce n’est pas dans la liste, oubliez-le ! ») et l’introduction dans l’accord de clauses de statu quo et de clauses à effet de cliquet (qui englobent automatiquement les futures mesures de libéralisation créant ainsi une « dynamique autonome intégrée » en faveur de la libéralisation). Nous nous inquiétons de ce que l’accès universel, l’égalité de traitement, l’administration publique et l’accessibilité et la durabilité des services publics ne puissent être maintenus par davantage de libéralisation. Les accords commerciaux doivent laisser suffisamment d’espace politique pour réagir aux résultats négatifs de la libéralisation et pour répondre aux demandes démocratiques de (re)réglementation. En conséquence, les négociateurs doivent définir une procédure simplifiée de modification des engagements de libéralisation et assurer suffisamment de flexibilité dans la réglementation.

g) Nous exigeons l’exclusion des services publics des négociations. Le champ d’application et la norme des dispositions horizontales de protection (clause d’utilité publique, réserves sur les subventions horizontales) doivent être sauvegardés et les niveaux subnationaux de gouvernement doivent être exclus des modalités de libéralisation. Les négociateurs doivent satisfaire à l’exigence d’exclure de l’accord les services publics. Ceux-ci comprennent, notamment, l’éducation, la santé et les services sociaux, l’approvisionnement en eau, les services postaux et les transports publics. Les secteurs tels les jeux et les télécommunications doivent être considérés avec prudence car ceux-ci ont des implications importantes du point de vue de l’intérêt public.

h) Les services et biens audiovisuels et culturels doivent être expressément et complètement exclus du mandat de l’UE. Cette approche qui doit englober les services de médias linéaires et non linéaires est en accord avec les droits et obligations découlant de la Convention 2005 de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, que l’UE a ratifiée, et également avec l’art. 167 du TUE. En Europe, les services audio-visuels et autres services culturels dépendent fortement, entre autres, du financement public, de quotas de diffusion, de la promotion de la distribution de contenu européen dans l’environnement en ligne et d’accords de coproduction qui, tous, seraient menacés par le PTCI. L’exclusion des services audio-visuels et culturels est également conforme à d’autres ALE en cours de négociation ou déjà conclus par l’UE.

i) Les gouvernements doivent conserver le pouvoir de favoriser la prestation de services publics tels que le traitement et la distribution de l’eau sans crainte que cette politique soit considérée comme un obstacle au commerce des services. L’accord ne doit pas imposer l’ouverture ou la libéralisation des marchés publics au niveau subnational, y compris au niveau municipal. Les gouvernements locaux doivent pouvoir recourir à des critères sociaux et environnementaux pour garantir que les fonds publics sont utilisés pour soutenir un développement économique local durable. Dans ce contexte, la réforme des cadres de politique existants doivent tenir particulièrement compte de la convention 94 de l’OIT sur les contrats publics et les conventions collectives.

j) En outre, compte tenu de la crise financière actuelle, nous sommes opposés à davantage de libéralisation dans le domaine des services financiers et à des clauses de statu quo dans l’accord qui pourraient faire obstacle à la reréglementation d’un secteur financier prédisposé à la crise. A cet égard, nous rappelons une nouvelle fois les recommandations de la commission d'experts des Nations Unies sur les réformes du système monétaire et financier international : « [T]ous les accords commerciaux doivent être examinés pour s’assurer qu’ils sont conformes aux besoins d’un cadre réglementaire international inclusif et détaillé propice à la prévention et à la gestion de crise, aux mesures de sauvegarde contracycliques et prudentielles, au développement et à un financement accessible à tous. Les engagements et les accords multilatéraux existants (tels que l’AGCS) ainsi que les accords commerciaux régionaux qui réclament davantage de libéralisation des flux et services financiers doivent faire l’objet d’un examen critique quant à leurs effets sur la balance des paiements, leurs conséquences sur la stabilité macroéconomique et la place qu’ils laissent à la régulation financière ». [[http://www.un.org/ga/president/63/commission/financial_commission.shtml ]] Les négociations doivent être l’occasion d’une action coordonnée en matière d’évasion fiscale, d’abolition des paradis fiscaux et de création d’une taxe transatlantique/mondiale sur les transactions financières.


k) Toute libéralisation supplémentaire liée au mode 4 de fourniture de service reste une question extrêmement sensible. Le mouvement syndical a connaissance de cas de violations du droit national du travail et de dispositions de conventions collectives. Dans le contexte de vide juridique international permettant de poursuivre ces violations, toute nouvelle modalité doit être conditionnée à la garantie d’une coopération internationale effective des autorités légales. En cas de non-respect, il doit être possible de recourir au mécanisme général de règlement des différends et d’imposer des sanctions sous forme d’amendes considérables. Le principe du lieu de travail doit être d’application dès le début pour tous les travailleurs détachés. Les conditions d’accès au marché pour la fourniture de services de mode 4 doivent être complétées en mentionnant explicitement que les modalités nationales relatives au travail, à la protection sociale et aux conventions collectives seront maintenues en cas de détachement et de placement temporaires de travailleurs pour prestations de services. Le PTCI doit garantir l’application et la mise en oeuvre transfrontalières des sanctions administratives et pénales prévues en cas de violation du droit du travail et de fraude sociale.

l) Le PTCI doit inclure des mesures effectives contre le commerce illégal transfrontalier de biens et de services relevant de la législation sur les droits de propriété intellectuelle. Il faut toutefois que les personnes privées et les consommateurs soient clairement exclus des mesures en matière de droit civil et pénal contenues dans l’accord lorsque ces biens et services sont utilisés sans but lucratif.

m) L’agriculture doit être exclue des négociations. Une libéralisation du commerce des produits agricoles n’aurait aucun effet positif pour les travailleurs de ce secteur en Europe alors que tout engagement à ce sujet dans un PTCI UE-USA pourrait rendre encore plus compliquée la recherche de compromis dans la politique agricole européenne.

La CES a invariablement défendu ces principes dans les négociations bilatérales européennes en matière de commerce et d’investissement. La manière dont les négociations du PTCI progressent est un souci majeur pour le mouvement syndical. La CES accueille avec prudence des relations commerciales plus étroites avec les États-Unis telles que décrites ci-dessus. Nous insistons pour que celles-ci soient efficacement réglementées pour garantir que les normes ne puissent être abaissées par de futurs accords. Ce genre de relations plus étroites peut donner lieu à une coopération plus poussée entre UE et USA dans des domaines connexes (comme la recherche-développement et la promotion de normes élevées de santé et de sécurité, par exemple dans les nanotechnologies).

Il y a d’importants défis économiques transatlantiques qu’un ALE classique ne peut relever bien que la résolution de ces problèmes aurait un impact positif potentiel plus important sur la croissance et le bien-être : a) s’attaquer aux déséquilibres mondiaux des comptes courants en proposant une nouvelle approche de la coordination macroéconomique pourrait favoriser la stabilité économique ; b) stabiliser des taux de change volatils pourrait régler les facteurs d’incertitude et diminuer les coûts des échanges beaucoup plus qu’une réduction des tarifs douaniers et des obstacles non tarifaires ; c) une coopération plus étroite et des efforts communs dans la lutte contre l’évasion fiscale et le dumping fiscal pourraient stabiliser les recettes publiques des deux côtés de l’Atlantique.