Position de la CES sur le traité de la charte sur l'énergie

Position de la CES sur le traité de la charte sur l'énergie

Adoptée au Comité exécutif des 5-6 octobre 2021

Contexte

Le traité de la charte sur l’énergie (TCE) est un accord multilatéral entré en vigueur en 1998, qui établit un cadre pour le commerce et l’investissement dans le secteur de l’énergie. À l’origine, il a été conçu pour assurer l’approvisionnement en énergie de l’Europe occidentale suite à la Guerre froide. Ses dispositions les plus importantes concernent le commerce et le transport des matières et produits énergétiques, ainsi que le règlement des différends liés à l’investissement.

Le TCE compte actuellement 53 signataires. L’Union européenne et tous les États membres sont signataires du traité, à l’exception de l’Italie qui s’est rétractée en 2016. Les États membres de l’UE représentent donc environ la moitié des membres de la conférence sur la charte de l’énergie et des adhérents au TCE.

Le TCE est le traité de protection des investissements le plus invoqué devant les tribunaux d’arbitrage. Rien que sur les cinq dernières années, plus de 75 plaintes ont été déposées contre des États. La majorité des affaires liées au TCE sont intra-UE.

Suite à un mandat accordé par le Conseil de l’UE à la Commission européenne, l’Union est engagée dans la négociation d’une réforme du traité[1]. Cette modernisation du traité ne concernera que les sujets choisis par les signataires en 2018[2].

Le TCE est un sujet qui concerne le mouvement syndical de par ses liens avec des sujets tels que l’approvisionnement en énergie, la sécurité énergétique et le prix de l’énergie. Ces éléments sont clés pour la stabilité de l’environnement économique, qui contribue quant à elle à l’instauration de marchés du travail fonctionnels. Le TCE concerne également les choix démocratiques des États étant donné qu’il comporte des dispositions limitant potentiellement leur droit à réguler.

Le traité de la charte sur l’énergie, menace pour la démocratie, la justice sociale et la transition énergétique

La CES estime qu’il est d’une importance stratégique pour la sécurité énergétique de l’UE de bénéficier d’un cadre légal international de promotion d’une coopération à long terme dans ce domaine. Rappelons que l’UE importe plus de 60 % de ses besoins énergétiques primaires[3]. L’économie européenne doit assurer un accès non discriminatoire aux matières et produits énergétiques. Elle doit aussi assurer un transit fiable et des infrastructures de transport sûres dans les pays tiers.

Toutefois, le TCE n’est pas à la hauteur de ces attentes et pose problème pour différentes raisons :

  1. Premièrement, à l’heure actuelle, le TCE est principalement utilisé pour protéger les investissements dans les combustibles fossiles, ce qui freine la transition nécessaire vers la neutralité carbone. Ces dernières années, plusieurs pays ont été poursuivis devant un tribunal d’arbitrage suite à l’introduction de nouvelles politiques climatiques (comme le soutien aux énergies renouvelables ou l’introduction de normes écologiques plus contraignantes), avec comme résultat des compensations financières énormes à des entreprises privées ou la baisse de l’ambition des politiques climatiques. Cette dynamique est tout à fait contradictoire aux objectifs fixés par l’Accord de Paris et avec les objectifs climatiques européens pour 2030 et 2050.
     
  2. Parallèlement à ces considérations écologiques, le traité peut également être utilisé par des entreprises privées pour empêcher États et autorités publiques de réglementer et de développer les politiques publiques nécessaires à une transition juste. Il est par exemple invoqué pour mettre en cause le droit social visant à réduire le prix de l’électricité pour les foyers à faibles revenus ou à créer des plateformes énergétiques publiques. La Hongrie a ainsi récemment été poursuivie suite à une loi limitant le coût de l’électricité pour la population. En outre, les définitions vagues des termes « investissement » et « investisseur » dans le TCE exposent les États à des risques imprévisibles. Le texte garantit ainsi aux investisseurs un « traitement juste et équitable », une formulation qui les autorise à aller à l’encontre de l’intérêt public.
     
  3. Suite à ces arbitrages, les États se voient contraints de compenser les entreprises privées à hauteur de leurs profits attendus, leur versant ainsi de larges sommes d’argent public qui seraient mieux utilisées au financement de la transition énergétique ou à l’atténuation des conséquences socio-économiques négatives de la décarbonation. Pour les 142 actions en justice connues, plus de 52 milliards de dollars ont déjà été versés ou doivent être versés par les pays signataires. Les premiers bénéficiaires de ce système sont les actionnaires de ces entreprises[4]. Cette somme ne comprend pas les règlements “à l’amiable” conclus entre des États et des entreprises suite à la menace d’un arbitrage et qui, dans la majorité des cas, incluent une révision de la législation et/ou une compensation.
     
  4. La procédure d’arbitrage elle-même pose problème. Pour résoudre les différends, le TCE se base en effet sur un système de justice parallèle qui permet aux entreprises de poursuivre directement un État ou une organisation comme l’UE devant un tribunal d’arbitrage des règlements des différends entre investisseurs et États (RDIE). Ce type d’arbitrage affaiblit considérablement le pouvoir des institutions démocratiques. Il tend également à créer un système de justice déséquilibré, à deux vitesses, qui profite aux entreprises privées. Les citoyens et les travailleurs n’ont pas accès à ces tribunaux, ils ne peuvent poursuivre des entreprises privées que devant les cours nationales. En outre, en cas de violation du droit du travail, il n’existe aucun mécanisme juridique international similaire qui pourrait être saisi par les syndicats ni pour imposer des sanctions économiques aux États qui ne respectent pas du tout les règles internationales ni pour se retourner contre les grandes entreprises. La CES a déjà exprimé ses critiques quant aux mécanismes de protection des investissements à plusieurs reprises[5].
     
  5. Enfin, le processus de gouvernance du TCE pose problème en termes de transparence et d’ouverture à la société civile. De fait, dans sa forme actuelle, le TCE ne permet pas la participation d’autres parties prenantes que les entreprises privées et les associations sectorielles[6]. Les syndicats et autres organisations de la société civile sont donc de facto exclus de ces discussions.

Pour toutes ces raisons, la CES estime que le TCE, dans sa forme actuelle, représente une menace au bon fonctionnement des institutions démocratiques et à la justice sociale, en limitant la souveraineté des États à réglementer, à adopter des politiques publiques et à instaurer des services publics dans l’intérêt de leurs citoyens. Le mouvement syndical juge le traité incompatible avec l’Accord de Paris et les objectifs du Green Deal européen et estime qu’il entrave une transition juste pour les travailleurs.

Pour aller de l’avant : abrogation du traité ou retrait collectif des États membres, associés à un accord inter se si les négociations de modernisation du TCE n’aboutissent pas.

En 2019, la Commission européenne a reçu le mandat de négocier la modernisation des normes de protection de l’investissement du TCE pour les faire coïncider avec l’approche réformatrice de l’Union européenne[7]. La CES reconnait la volonté de l’UE d’aligner le TCE sur l’Accord de Paris, ainsi que d’y inclure les droits de l’Homme, le droit international du travail et la responsabilité sociale des entreprises.

Cependant, la CES estime que la portée des négociations actuelles ne permettra pas d’apporter des réponses aux questions qu’elle met en lumière et que le mandat est trop limité pour résoudre les problèmes mentionnés ci-dessus. De plus, la CES s’inquiète de l’absence de progrès des négociations, notamment sur des points aussi importants que le changement climatique[8]. Cette absence de progrès persistante est d’autant plus inquiétante que la réforme du TCE nécessite un vote à l’unanimité de ses signataires et qu’il est urgent que le traité tienne compte des objectifs climatiques européens.

Dans le cas où n’y aurait pas d’avancée importante pour une réelle réforme du TCE après le huitième cycle de négociations, la CES appelle l’UE et ses États membres à envisager d’abroger le traité pour éviter les conséquences néfastes de sa clause de temporisation de 20 ans. Si cette résiliation n’est pas possible parce qu’elle impliquerait l’unanimité des signataires, la CES appelle les États membres de l’UE à donner à la Commission européenne un mandat fort lui permettant de négocier un retrait collectif du TCE. Parallèlement, les États membres devraient mettre en place un accord inter se – un mécanisme juridique entre eux – pour interdire les procédures de RDIE intra-UE pendant les 20 ans de la clause de temporisation.

L'éventuelle abrogation ou le retrait collectif du TCE ne réglerait pas tous les problèmes liés à la nécessité de garantir un approvisionnement énergétique abordable en Europe. Comme mentionné ci-dessus, l’Europe consomme plus d’énergie primaire qu’elle n’en produit, et continuera dans un avenir proche à importer de très grandes quantités de matières et de produits énergétiques. Quel que soit l’avenir du TCE, tous les scénarii doivent être étudiés en gardant à l’esprit le fait que l’UE doit avoir un cadre juridique assurant une coopération à long terme avec de nombreux signataires du TCE dans le domaine énergétique.

L’UE devrait, de toute façon, mettre en place une politique commerciale, énergétique et industrielle proactive et complète dans le cadre d’une autonomie stratégique européenne, afin d’assurer des prix abordables pour l’énergie et de garantir la sécurité du transport d’énergie et de l’approvisionnement en énergie pour les particuliers et les secteurs industriels. Il sera également essentiel d’assurer un investissement conséquent dans l’efficacité énergétique et dans tous les vecteurs énergétiques bas carbone, ainsi que des ressources financières suffisantes pour assurer une transition juste. Cet investissement devrait être organisé de manière à assurer l’emploi, de bonnes conditions de travail, la participation des travailleurs et les droits des travailleurs. La transition juste n’est pas uniquement un slogan, elle doit se traduire en actes.


[1] http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-10745-2019-ADD-1/fr/pdf

[2] http://www.energycharter.org/fileadmin/DocumentsMedia/CCDECS/2018/CCDEC201818_-_STR_Modernisation_of_the_Energy_Charter_Treaty.pdf

[3] « En 2019, plus de la moitié (60,7 %) de l’énergie brute disponible dans l’UE provenait d’importations » http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Energy_production_and_imports

[4] La Commission européenne estime que la réalisation de l’objectif de – 55 % d’émissions de GES nécessiterait un investissement supplémentaire annuel d’au moins 438 milliards d’euros entre 2021 et 2030, hors secteur des transports. En parallèle, le Fonds pour une transition juste, créé pour soutenir les régions à forte intensité de charbon et d'énergie, est actuellement limité à 17,5 milliards d’euros, ce qui est insuffisant. L’argent actuellement versé dans le cadre du TCE pourrait être utilisé pour combler ces lacunes en matière d’investissement.

[5] Le point 558 du programme d’action du congrès de la CES de 2019 stipule que les « mécanismes de protection des investissements nuisent à l’égalité et à l’État de droit en maintenant des tribunaux spéciaux pour les investisseurs étrangers qui contournent les systèmes juridiques nationaux, alors qu’aucune protection similaire n’est accordée aux travailleurs. En outre, ils sont susceptibles de porter atteinte au droit des États souverains à élaborer leur propre législation, en particulier dans le domaine des droits sociaux et environnementaux. La Commission européenne, au lieu de se concentrer sur la protection des investissements, devrait veiller à garantir le respect, par les investisseurs, des droits de l’homme et du travail. http://www.etuc.org/sites/default/files/publication/file/2019-08/CES-14e%20Congre%CC%80s-Action%20Programme-FR-02.pdf

[6] Le seul organe consultatif du TCE est le Conseil de l’Industrie, composé exclusivement d’acteurs du secteur privé.

[7] https://trade.ec.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=2049

[8] Voir la proposition de l’UE pour la modernisation du traité : https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2020/may/tradoc_158754.pdf