Stratégie pour davantage de démocratie au travail
Résolution de la CES adoptée par le Comité exécutif des 7 et 8 mars 2018
Contexte politique
La démocratie au travail/la participation des travailleurs ne compte pas parmi les priorités dans l'agenda politique européen, bien qu’elle puisse aider à renforcer le caractère visible et concret de l’Europe sociale dont nous avons urgemment besoin. Une approche européenne de la démocratie au travail peut améliorer directement la vie professionnelle, les droits collectifs du travail et la participation concrète des travailleurs dans la société et dans l’économie. Elle contribue par ailleurs à la réussite économique, à la stabilité de l’emploi et à la bonne gouvernance d’entreprise. Dans la perspective des élections européennes et du congrès de la CES (qui tous auront lieu en mai 2019), la CES propose une stratégie visant à poursuivre l’offensive vers davantage de démocratie au travail. La CES veillera à ce que ses positions soient accessibles à un public plus large. Pour y parvenir, il sera essentiel de pouvoir compter sur le soutien actif et durable des affiliés de la Confédération. Le soutien des institutions européennes est actuellement limité, voire inexistant. Aucun parti politique n’a proactivement inscrit à son ordre du jour vouloir défendre « davantage de démocratie au travail ». Mais en exerçant suffisamment de pression pour approfondir le débat sur la démocratie au travail, nous parviendrons à bénéficier d'un soutien accru de la part du monde politique et législatif.
L'idée que la démocratie ne s'arrête pas aux portes de notre lieu de travail fait partie intégrante du modèle social européen. Outre le dialogue social, la négociation collective et la liberté d'association, les syndicats, les travailleurs et leurs représentants peuvent exercer une influence majeure dans leur environnement de travail au travers de divers instruments de la participation des travailleurs. Ces instruments, qui servent tous à améliorer la démocratie au travail, vont des droits à l’information et à la consultation au travail à l’information et à la consultation transfrontalières dans les multinationales européennes, en passant par la représentation de la main-d'œuvre dans la gouvernance au sommet de la hiérarchie d’entreprise.
La nécessité de permettre aux travailleurs européens - dans les entreprises privées, mais surtout dans les services publics pour lesquels, dans certains pays, les droits de participation sont faibles ou inexistants - d’exprimer leur point de vue et de faire valoir leurs droits collectivement est bien trop souvent ignorée dans les débats européens actuels. La plupart des Européens en âge de travailler travaillent. La CES est convaincue que la clé d'une Europe plus sociale, d'une Europe de citoyens capables et désireux d'investir dans un avenir partagé, réside dans l’exercice d'une démocratie plus forte au travail et de droits renforcés au niveau syndical et de la négociation collective, un exercice essentiel à une Europe sociale équitable et inclusive pour tous les citoyens.
Les droits des travailleurs doivent être renforcés, tout comme l’intégration européenne. Toutefois, la démocratie au travail est mise à mal notamment par une centralisation accrue des décisions prises à tous égards dans l’entreprise, par l’influence majeure sur l’interprétation de la loi ou encore par la dissimulation de plus en plus fréquente de la véritable propriété. La législation européenne sur l'information, la consultation et la participation des travailleurs peut aider à résoudre en partie ce problème de plus en plus marqué. Mais des obstacles apparaissent tant dans l'élaboration de la loi que dans sa mise en œuvre. Bien entendu, un environnement de travail plus démocratique doit aller de pair avec une société plus démocratique en général. À l’échelle européenne, l’introduction d'un protocole de progrès social permettrait d'appuyer et de suivre le développement de droits renforcés à la participation. La participation, à tous les niveaux, des travailleurs et citoyens actifs contribuera à renforcer le sens de la propriété dans toute la société.
Durant la décennie qu'a duré le mandat de monsieur Barroso à la tête de la Commission européenne, la CES a dû s’engager dans plusieurs luttes défensives (pensons notamment aux propositions de la Commission en matière de droit des sociétés).
Depuis que Monsieur Juncker a pris la présidence de la Commission, la dimension sociale a été à nouveau encouragée, mais même dans le pilier européen des droits sociaux, la question de la participation des travailleurs n'a pas été évoquée de manière prospective[1]. Tous les travailleurs[2], indépendamment de leur employeur, devraient pouvoir profiter d'une protection européenne en ce qui concerne leurs droits à l'information, à la consultation et à la représentation au sein des conseils d'administration. Il est essentiel que la démocratie ne s'arrête pas aux portes des usines et que les travailleurs ne soient pas les victimes ou l'objet des règles établies sur le marché mondial. Ces dernières années, « l’Europe sociale » a été malmenée par des jugements légaux répétés privilégiant la concurrence sur le marché unique au détriment des droits des travailleurs et de leur protection.
Certaines affaires judiciaires (Polbud, par exemple) pourraient bien mettre en péril la participation des travailleurs si la Commission reste passive et s'abstient de toute action législative. La nécessité de consolider les droits collectifs est évidente et urgente.
Depuis 2016, la CES réclame la mise en place d'une nouvelle architecture à l’échelle de l’UE pour l'information et la consultation des travailleurs ainsi que leur représentation dans les conseils d'administration[3]. En 2017, la CES a formulé 10 exigences concernant la révision de la directive sur les comités d’entreprise européens[4]. La nouvelle architecture doit assurer l’information et la consultation équitables des travailleurs, l'anticipation et la gestion des restructurations[5]. La Commission a refusé de prendre des mesures légales en lien avec ces exigences. Toutefois, une nouvelle proposition facilitant la mobilité des entreprises a été annoncée au début de l’année 2018, qui elle aussi risque de mettre en péril la participation des travailleurs, alors que la dynamique actuelle devrait être mise à profit pour introduire un niveau ambitieux de droits de participation accrus pour tous les travailleurs européens. Dans la perspective du prochain train de mesures en matière de droit des sociétés, la CES souligne que le siège réel de l’entreprise doit toujours coïncider avec son siège administratif[6].
Stratégie et calendrier
Alors que la société réclame davantage de démocratie/de citoyenneté au travail/de démocratie industrielle, la CES propose une stratégie et un calendrier en vue de renforcer la participation des travailleurs. Elle prévoit de les mettre en œuvre entre aujourd'hui et le congrès de la CES et les élections au Parlement européen au printemps 2019.
L'objectif est d'améliorer la visibilité de la thématique grâce au soutien des affiliés de la CES.
L'activité est centrée sur toutes les formes de participation des travailleurs comme expressions d'une conception large de la démocratie au travail, qui constitue la contrepartie et le complément nécessaires à la démocratie politique.
Parmi les instruments à consolider, citons les droits à l’information et à la consultation au niveau local, l’européanisation effective des droits à l’information et à la consultation à l’échelle des entreprises transnationales au travers des comités d’entreprise européens et comités d’entreprise des SE, ainsi que le soutien à la participation des représentants de travailleurs dans les conseils d’administration (par l’intermédiaire de la proposition « sous forme d'escalier »[7] de la CES concernant la participation des travailleurs). Les affiliés de la CES sont encouragés à participer activement tout en adaptant les activités aux spécificités et pratiques nationales.
L’Europe est trop orientée vers le monde des affaires. Le progrès vers la démocratie au travail est insuffisant, voire inexistant. Un marché unique équitable doit être au service des travailleurs et des entreprises, et non profiter unilatéralement aux entreprises. Les questions sociales et économiques/commerciales doivent faire l'objet de la même attention. Des progrès supplémentaires et urgents s'imposent si l'on souhaite davantage de démocratie au travail.
Beaucoup des éléments législatifs sont déjà inscrits dans le droit national et celui de l’UE, mais il faut désormais mieux les combiner les uns aux autres. Il convient de veiller à ce qu'ils ne soient pas écrasés par les intérêts des entreprises transnationales, engloutis ou écartés au nom de la libéralisation du marché, de l’austérité ou d'idées déplacées sur des réglementations allégées. La performance d'États membres de l’UE tels que la Suède, le Danemark, l’Allemagne et l’Autriche démontre que le renforcement des droits de participation des travailleurs dans les entreprises et dans l’administration ne fait pas obstacle à une économie productive et rentable. L'implication active des syndicalistes et représentants des travailleurs contribue à la réussite économique et à la stabilité de l’emploi.
La question d'une démocratie renforcée au travail peut et doit être mise en parallèle avec celle des « laissés pour compte ». Qui aurait foi en une société dans laquelle les droits des entreprises, des employeurs et des administrations sont garantis alors que la population active se heurte en permanence à l’insécurité de ses droits légaux ? Lorsque le populisme et l’extrémisme de droite progressent, la démocratie s'affaiblit. Il existe un lien entre la démocratie au travail et le risque politique de développer de vastes groupes de « laissés-pour-compte » exclus de la croissance économique et de la distribution de richesses. Ni les modèles chinois ou de Donald Trump ni le retranchement derrière les frontières nationales (Brexit) n’offrent de solution au nombre grandissant de citoyens frustrés. Seules une participation directe à la prise de décisions et une vraie démocratie offrent des opportunités d'avenir.
Le soutien au projet européen est affaibli par le manque de démocratie au travail qui conforte une économie dans laquelle les travailleurs ordinaires ne voient pas leurs intérêts protégés ou encouragés, ni à l’échelle nationale ni sur le plan européen. Le renforcement de la démocratie dans le monde industriel est confronté à un risque majeur : l'augmentation rapide du nombre de travailleurs et employés sur les plateformes numériques. La démocratie au travail est et reste essentielle pour garantir une numérisation juste et un travail équitable sur Internet.
Quelques mesures concrètes
Durant la préparation aux élections du Parlement européen, il s'agira de nommer et défendre des exemples concrets et pratiques et des contributions majeures apportées à des formes existantes de démocratie au travail et de participation des travailleurs. Il convient de prendre en compte les problèmes et difficultés actuels identifiés dans la pratique ainsi que le panel de solutions avancées par la CES et ses affiliés. Notre discours s'adressera à la fois aux nouveaux candidats aux élections parlementaires et à ceux qui se présenteront à leur réélection : il faut faire pression sur eux et les rallier à la cause de la démocratie au travail !
Le réseau des membres des CEE en Europe doit être mobilisé (grâce à tous les membres de la CES) afin de contacter les candidats locaux aux élections du Parlement européen et de les persuader d'intégrer dans leurs campagnes électorales la nécessité de renforcer les droits des travailleurs européens. Voilà qui fournirait un exemple concret de la manière dont les travailleurs et leurs représentants s’efforcent de construire l’Europe du bas vers le haut.
Il est important de mettre en avant et fonder son action sur des messages publics clairs et compréhensibles.
En fonction du contexte et des traditions à l’échelle nationale, il peut s'avérer efficace pour sensibiliser les médias de nommer et dénoncer le manque de respect à l’égard des droits des travailleurs et d’exposer les cas de restructuration déloyale. Il est primordial en outre de promouvoir des exemples positifs de bonne coopération avec le management visant à améliorer la gouvernance et la prise de décisions et à contribuer au bien-être de l’entreprise et de la société.
Il faudra aussi identifier et dénoncer à quel point la qualité et l’impact des droits à l'information et à la consultation des travailleurs au niveau local peuvent fluctuer dans tous les domaines de la législation européenne. La CES ne peut accepter que des groupes de travailleurs soient exclus de la législation européenne sur les droits à l’information et à la consultation. Les droits de deuxième classe ne seront pas acceptés !
Le nombre de CEE de qualité doit augmenter. Il faut par ailleurs améliorer la capacité des CEE existants à remplir leur rôle. Permettre aux CEE de faire entendre efficacement la voix des travailleurs exige que l’on investisse dans le renforcement des capacités, centré sur la formation et l’expertise d'une part et sur la consolidation d'un réseau plus vaste de soutien syndical en faveur des CEE d'autre part. Pour y parvenir, les institutions éducatives nationales et européennes telles que l’ETUI devront unir leurs forces. Il est à noter que les plus de 21 000 membres des CEE occupent des sièges dans 54 pays au moins.
L’européanisation de la représentation dans les conseils d'administration doit être renforcée pour uniformiser la situation actuelle (sur la base de la proposition sous forme d’escalier formulée par la CES). La coopération entre les organisations membres nationales et le service Éducation de l’ETUI doit être améliorée. Un soutien peut également être obtenu du FEPT. Soulignons que les droits de représentation dans les conseils d'administration existent dans 18 États membres et que 36 % de la main-d'œuvre européenne profite de la participation dans les conseils.
Si le Statut de la société européenne n'a enrichi le vaste éventail de représentations nationales que de 64 représentants aux conseils d'administration[8], le droit européen des sociétés a permis de contourner les droits de participation des travailleurs au niveau national dans une mesure beaucoup plus large. La proposition de la CES visant un cadre européen global relatif aux droits à l'information, à la consultation et à la représentation au sein des conseils d'administration doit permettre de combler cette lacune. Grâce à cette nouvelle architecture, nous disposerions d’une véritable norme minimale européenne remplaçant l’actuel principe de l’avant-après. Ce renforcement et cette extension des droits de représentation dans les conseils d'administration favoriseraient l’application de droits égaux au travail partout en Europe. La nouvelle architecture apporterait au droit des sociétés l’équité qui lui fait cruellement défaut et permettrait d’empêcher l'aggravation du dumping social grâce à un minimum de droits de participation. L’UE doit proactivement promouvoir et stimuler une réorientation vers une Europe démocratique au travail.
La CES pense qu’égalité hommes-femmes et mixité dans la salle du conseil des entreprises forment un principe démocratique essentiel ayant un impact économique positif. Le principe de l’égalité hommes-femmes doit toutefois rester distinct de celui de la diversité : les femmes ne constituent ni un groupe ni une minorité, mais plus de la moitié de la population mondiale sans parler des 45 % de la main-d’œuvre européenne.
La « Position de la CES concernant une Autorité européenne du travail - assurer l'équité pour les travailleurs sur le marché unique » souligne : « Pour mener à bien ses activités transnationales, l’AET doit pouvoir compter sur des outils efficaces, y compris sur un registre européen d’entreprises qui mènent des activités au niveau transnational. Ce registre doit contenir des informations à jour sur les pays dans lesquels l’entreprise est active, sur la nature des activités dans chaque État membre, sur la taille et la composition de la main-d'œuvre et sur le chiffre d'affaires dans chaque État membre.
Ces informations sont essentielles pour traquer les arrangements menant à des sociétés boîtes aux lettres, y compris l’utilisation abusive des agences de travail temporaire, ainsi que pour soutenir la mise en œuvre des directives européennes en matière de droit du travail, telles que les directives sur les comités d’entreprise européens et sur la société européenne. »[9]
La CES soutient l'idée d'un médiateur CEE à l’échelle européenne, mandaté pour traiter les questions en lien avec l’exercice transnational des droits de participation des travailleurs. Sans préjudice des droits des partenaires sociaux nationaux, un médiateur CEE à l’échelle européenne pourrait jouer le rôle de médiateur volontaire dans les conflits relatifs à l'interprétation du droit de l’UE (législation européenne sur les CEE, les SE, les fusions transfrontalières, etc.), qui aiderait à résoudre ces litiges et soutiendrait ainsi les syndicalistes qui ne sont pas en mesure d’entamer des procédures judiciaires (en raison du manque de clarté juridique ou de ressources financières). Un médiateur CEE à l’échelle européenne pourrait s'inspirer du modèle finlandais. Le recours à ce médiateur n’empêcherait pas qu'un dossier soit soumis à un tribunal.
[1] Le point 8 ne fait que souligner la situation actuelle : « Les travailleurs ou leurs représentants ont le droit d'être informés et d'être consultés, en temps opportun, sur les questions qui les intéressent, en particulier sur le transfert, la restructuration et la fusion d'entreprises et les licenciements collectifs. »
[2] « Les travailleurs ou leurs représentants doivent se voir garantir, aux niveaux appropriés, une information et une consultation en temps utile, dans les cas et conditions prévus par le droit de l'Union et les législations et pratiques nationales. Tous sont égaux devant la loi. » (Charte des droits fondamentaux de l’UE, article 27, Droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise)
[3] Position de la CES : Orientation pour un nouveau cadre européen relatif aux droits à l'information, à la consultation et à la représentation au sein des conseils d'administration et de supervision https://www.etuc.org/fr/documents/position-de-la-ces-orientation-pr-nouveau-cadre-europ-sur-droits-%C3%A0-linfo-la-consultation#.WpZoUGrwbIU
[4] Position de la CES : Pour une directive moderne sur le comité d'entreprise européen (CEE) à l'ère du numérique
https://www.etuc.org/fr/documents/position-de-la-cespour-une-directive-moderne-sur-le-comit%C3%A9-dentreprise-europ%C3%A9en-cee-%C3%A0-l%C3%A8re#.WpZpBGrwbIU
[5] Comme revendiqué dans le rapport Cercas de 2013.
[6] Position de la CES : Revendications de la CES en vue du paquet sur le droit des sociétés
https://www.etuc.org/fr/documents/etuc-position-paper-etuc-demands-view-upcoming-company-law-package#.WrSzWZch0dU Il est nécessaire de mettre en œuvre un processus obligatoire d'information et de consultation dans un délai raisonnable, dès lors qu'une entreprise prévoit de transférer son siège. Le contenu de ce processus de consultation doit inclure les raisons du transfert, l'activité économique réelle du nouveau siège proposé et les conséquences sur le plan social et fiscal. L'État membre d’origine doit être en mesure d’empêcher un transfert proposé de siège si aucun réel transfert d'activité économique n’a lieu.
[7] La proposition sous forme d’escalier prévoit 2-3 représentants dans les entreprises comptant plus de 50 employés, un tiers des sièges au conseil d'administration des entreprises comptant plus de 250 employés et la moitié des sièges dans les entreprises de plus de 1000 employés.
[8] Grâce aux dispositions nationales, on compte au moins 16 000 « administrateurs travailleurs » (représentants des travailleurs dans les conseils d'administration), tandis que la directive sur la société européenne n’en a ajouté que 240 depuis son adoption en 2001.
[9] Adopté par le comité exécutif des 13 et 14 décembre 2017 : https://www.etuc.org/documents/etuc-position-european-labour-authority-ensuring-fairness-workers-single-market#.