Un cadre politique et une directive sur la transition juste pour anticiper et gérer le changement

Une politique industrielle pour des emplois de qualité

Un cadre politique et une directive sur la transition juste pour anticiper et gérer le changement

Adoptée lors de la réunion du Comité exécutif des 24-25 juin 2024

 

Les mesures européennes pour le climat sont inadaptées aux changements sociaux.

La CES soutient pleinement l’objectif européen d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. Pourtant, l’Europe échoue à réaliser une transition socialement juste à l’échelle et à la vitesse requises. Le Pacte vert européen, des mesures plus larges en faveur du climat et d’autres mesures nationales hors UE sont inadéquates face à l’ampleur des défis auxquels nous sommes confrontés. La Commission (CE) a déterminé que les plans transmis par les États membres « ne suffisent pas encore » pour réaliser l’objectif 2030 initial[i]. Les problèmes rencontrés au niveau de l’UE sont reflétés dans l’ensemble des 41 nations européennes représentées par la CES[ii].

Afin de pleinement anticiper et gérer le changement dans le monde du travail, nous devons préventivement nous préparer aux conséquences de la transformation numérique qui est en cours et qui devrait s’intensifier. Un nouveau cadre et une nouvelle directive juridiquement contraignants sont requis conformément aux principes directeurs de l’OIT[iii].

Notre appel en faveur d’un cadre politique pour une transition juste, y compris une directive pour une transition juste, vise à répondre de manière exhaustive aux défis des transitions climatique et numérique. Il s’applique à tous les secteurs et à tous les emplois, y compris la fabrication, l’agriculture, la construction, le tourisme et autres, en cours ou proches de la transition. Les discussions politiques actuelles limitent la transition juste à la lutte contre le changement climatique. Pour mieux défendre les travailleurs, et compte tenu de la double transition, nous devons saisir ces opportunités pour inclure une transition juste dans le Pacte vert européen et élargir toute législation future à leur protection.

La double transition écologique et numérique implique que l’UE dépense annuellement 500 milliards d’euros[iv]. Compte tenu des nouvelles règles budgétaires, seuls 3 États membres ont des moyens suffisants pour faire face aux dépenses sociales et climatiques nécessaires[v]. Au plus cette action sera retardée, au plus ces coûts seront élevés. La CES plaide en faveur du développement d’un instrument d’investissement européen permanent afin d’assurer que les investissements requis dans les domaines climatique, numérique et social soient encouragés et garantis à long terme. Une politique d’austérité ferait obstacle aux investissements et aggraverait les disparités sociales. Les règles en matière d’aides publiques doivent être réformées pour atteindre les objectifs climatiques et, en même temps, promouvoir les emplois de qualité et éviter une fragmentation. Un règlement européen ou une directive sur l’imposition progressive des personnes les plus riches, un impôt sur la fortune et la lutte contre la fraude fiscale s’ajoutant à cet instrument financier européen permanent ferait que nous pourrions éviter ce compromis mortel[vi].

Jusqu’à présent, l’approche marché libre a échoué à concrétiser la transition qui donne priorité aux emplois de qualité. Il faut accorder davantage d’attention à la propriété publique et à la gestion démocratique de secteurs essentiels tels que l’énergie et les transports pour assurer une transition équitable à l’échelle et à la vitesse requises[vii] tout en protégeant les travailleurs. Les subventions publiques aux secteurs très polluants doivent être strictement orientées vers la décarbonisation de ces secteurs et vers ceux qui sont moteurs de l’économie bas carbone, tout en les subordonnant à des conditions sociales strictes.

Les marchés publics comptent pour 14% du PIB de l’UE. La majorité des procédures de passation des marchés se réfèrent au prix le plus bas comme seul critère d’attribution des commandes publiques dans l’UE27[viii]. Les nouveaux emplois « verts » ainsi créés sont souvent d’une qualité inférieure à ceux qu’ils remplacent[ix]. La CES appelle l’UE et les gouvernements nationaux à veiller à ce que les conditionnalités sociales[x] constituent une exigence essentielle pour tout financement public afin de fournir en priorité des emplois de qualité et une main-d'œuvre qualifiée.

En 20 ans, la part du secteur manufacturier dans l’emploi total dans l’UE est tombée de 24% à 15%[xi]. Les stratégies des grandes multinationales et le manque d’énergie fiable, bon marché et propre ont un important impact négatif sur l’industrie. La pénurie générale de compétences est particulièrement évidente dans le secteur zéro net. La CES plaide auprès de la CE en faveur du développement d’une politique industrielle actualisée, élargie et adéquatement financée qui soutient les objectifs de décarbonation tout en veillant à une transition équitable pour les travailleurs et à l’équité régionale au sein et entre les nations. Les travailleurs de tous les secteurs confrontés à la transition climatique et numérique doivent être soutenus. Décarboner l’Europe est compatible avec un programme de réindustrialisation qui maintient, relocalise et crée des emplois de qualité. Nous avons besoin d’une politique industrielle axée sur les emplois de qualité et la production, en Europe, de produits énergétiques propres et abordables qui ne laisse personne au bord du chemin, en particulier concernant la mobilité et la pauvreté énergétique. Tenter de résoudre la crise industrielle en comptant par trop sur la déréglementation risque d’encourager le dumping social plutôt que d’accroître la compétitivité.

Un financement adéquat doit être assuré pour chaque pays afin de rendre ces objectifs réalisables en fonction de ses propres capacités. Une approche pleinement durable des accords commerciaux doit être implémentée pour faire en sorte que les impacts climatiques soient pris en compte globalement et non pour la seule Europe. Des partenariats stratégiques portant sur les matières premières devraient être développés sur base des principes de transition juste. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) devrait être rapidement mis en œuvre et étendu.

La coordination générale, la priorisation et l’appropriation politique de la transition font défaut aux niveaux européen et national. La CES demande à la CE d’accroître la coordination des politiques et l’appropriation des questions climatiques, y compris la transition, en étendant sa responsabilité aux niveaux européen et national. L’excès de confiance envers les ministres de l’environnement et l’exclusion des ministres du travail, des affaires sociales et de l’économie des travaux sur la transition juste et le climat est une erreur. La désignation d’un Vice-président exécutif pour la transition juste dans la prochaine Commission devrait déboucher sur des mesures fortes en matière sociale et d’emploi dans les futures politiques énergétiques et climatiques.

La planification et le financement pour l’adaptation au changement climatique[xii] sont très insuffisants. En consultation avec les syndicats, la CE doit mettre en œuvre une législation protégeant tous les travailleurs, particulièrement ceux qui sont fortement impactés par le climat. La santé et la sécurité au travail (SST) devraient inclure des mesures pour faire face aux conditions de travail extrêmes dues à la chaleur et à d’autres situations. Une stricte application des protections existantes et futures prévues par la loi est requise. Les autorités publiques doivent être adéquatement soutenues pour répondre à ces défis.

Les efforts consentis précédemment pour impliquer les syndicats dans la planification d’une transition juste ont trop souvent été absents ou insuffisants. La CES appelle la CE à veiller à l’engagement sérieux et systématique aux niveaux européen, national et régional des partenaires sociaux portant sur les questions climatiques et numériques afin de s’attaquer efficacement aux défis décrits plus haut et y associer les travailleurs en tant que participants actifs de la transition. Trop souvent, les travailleurs syndiqués ne sont invités que pour commenter des plans déjà établis[xiii]. Le dialogue social, avec l’implication démocratique des syndicats, la négociation collective et la participation des travailleurs au niveau de l’entreprise devraient constituer les fondements de la transition. Des stratégies doivent être développées, implémentées et contrôlées à différents niveaux. Cela devrait être réalisé en échelonnant les financements publics et en les conditionnant aux critères sociaux. Une capacité administrative accrue et des mesures légales seront nécessaires. La boîte à outils de la gouvernance du Pacte vert européen devrait être rouverte pour s’assurer que les structures existantes du dialogue social, telles que le SST et les CDSS, soient impliquées dans le contrôle des politiques relatives au Pacte vert de l’UE et dans la mise en œuvre et le suivi de voies de transition pour les écosystèmes industriels. Les partenaires sociaux devraient être associés à toute nouvelle initiative impliquant des modifications du marché du travail et des changements structurels par le biais d'un dialogue structuré et systématique[xiv]. Un mécanisme de coordination permanent mettant l’accent sur le dialogue social devrait également être créé pour lier le paquet d’ajustement à l’objectif 55 au processus du semestre et au SEDS. Le renforcement des capacités des syndicats et de leurs représentants concernant les questions climatiques et numériques est essentiel pour assurer une transition juste.

Les éléments qui précèdent constituent tous des arguments irréfutables en faveur d’une priorisation de la mise à jour du cadre politique pour une transition juste. De plus, la CES demande à la CE d’établir une Directive européenne pour une transition juste du monde du travail par l'anticipation et la gestion, avec, comme principes directeurs, le dialogue social et la négociation collective[xv]. Les aspects sociaux et du travail de la transition doivent être combinés. Le rôle central des syndicats est essentiel dans le développement, l’implémentation et le contrôle de chacun de ces aspects. L’évolution rapide de la transition numérique souligne davantage encore l’urgence avec laquelle ces mesures doivent être prises en compte.

Cette directive devrait s’appuyer sur et fournir les moyens pour rendre le Socle européen des droits sociaux climatiquement et numériquement résilient et également exécutoire. La politique de transition actuelle est réactive, juridiquement faible et inefficace et ignore l’impact social de la transition. Un cadre politique pour une transition juste vise à pallier ces faiblesses, à établir une base légale et à conférer de la cohérence à d’autres législations existantes[xvi].

Le soutien de la transition aux niveaux national, régional et de l’entreprise est très variable. Le soutien pour la transition numérique est encore en grande partie inconnu. La législation et la volonté de soutenir certains États membres et régions dans leur reconversion industrielle doivent être rendues universelles et garanties par le droit européen. Alors que la réaction face au changement climatique grandit, on ne peut indéfiniment compter sur le soutien actuel de certains gouvernements et entreprises. Une directive pour une transition juste doit fournir une base légale permanente pour que la mise en œuvre de transitions réussies devienne réalité dans l’ensemble de l’UE. Le texte doit être le moyen juridique pour les travailleurs à risque de s'assurer que leur gouvernement local, régional et national, ainsi que leur entreprise, leur apportent le soutien nécessaire pour qu'eux-mêmes et leurs collègues ne perdent pas leur emploi, qu'ils aient le droit à une transition d'un emploi à un autre ou le droit à une formation de qualité pour le renforcement de leurs compétences ou leur reconversion professionnelle. Il doit renforcer les droits des travailleurs à un dialogue social significatif et efficace à différents niveaux, à une information et une consultation efficaces dans les entreprises et à une négociation collective efficace afin d'anticiper les changements et d'élaborer des plans de transition d'un emploi à l'autre à tous les niveaux concernés.

Une directive pour une transition juste devrait s’appuyer sur des plans de transition d’un emploi à un autre pour tous les secteurs. Cela doit inclure l’accès à une formation et un accompagnement pour le développement de leur carrière. Lorsque des changements d’emploi sont nécessaires, la priorité devrait toujours être donnée au perfectionnement professionnel des travailleurs afin de les garder dans la même entreprise. Dans le cas où une transition d’un emploi à un autre s’impose, il est essentiel qu’ils restent dans le même secteur et la même région et qu’ils disposent de suffisamment de temps pour leur reconversion sans pertes financières personnelles. Les gouvernements nationaux doivent renforcer leurs systèmes de protection sociale pour garantir qu’ils soient accessibles pour tous. Des investissements plus importants dans les services publics devraient également être consentis pour soutenir les travailleurs et gérer les défis actuels et futurs.

 

Annexe I

Notes


[i] Pourquoi les pays européens ne sont pas sur la bonne voie pour atteindre leurs objectifs 2030 pour le climat (ft.com)

[ii] Par exemple, le MACF européen a des implications pour des pays non européens tels que le Royaume-Uni. « Si une taxe a déjà été perçue au titre du régime d'échange de droits d'émission britannique, toute différence entre cette taxe et une taxe européenne MACF plus élevée serait due. Les obligations de déclaration s’appliqueront aux importations au départ du Royaume-Uni même si aucune taxe n’est due. » Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières - Librairie de la Chambre des communes (parliament.uk)

[iii] Principes directeurs pour une transition juste 2015 (ilo.org) et Résolution concernant une transition juste vers des économies et des sociétés écologiquement durables pour tous – Organisation internationale du travail 2023 (ilo.org)

[iv] A partir d’aujourd’hui jusqu’à 2030, le déficit de financement de l’UE relatif aux mesures pour le climat sera de 350 milliards d’euros. Faire plus avec plus – Comment l'UE peut améliorer le financement du Pacte vert européen. Lors de la préparation de son rapport sur la compétitivité, Mario Draghi a déclaré que, pour les seules transitions écologique et numérique, l’UE devrait dépenser 500 milliards d’euros par an. Le déficit d’investissement entre l’Europe et les États-Unis équivaut à un demi billion d’euros par an dont un tiers serait de l’argent public – Draghi : L’UE doit trouver une ‘énorme somme’ d’argent pour faire face aux défis mondiaux – POLITICO

[v] Rapport sur les règles budgétaires.pdf (etuc.org)

[vi] Résolution adoptée / Taxer la fortune pour s’attaquer aux inégalités sociales et au changement climatique

[vii] La propriété publique dans le Programme d’action 2023-2027 de la CES : 

3.1.18 – Défendre le rôle de la propriété publique pour mieux garantir à tous un accès égal à des services publics de qualité et à coût réduit ; Soutenir le rôle de la propriété publique et des activités économiques à but non lucratif dans l’économie sociale de marché de l’Europe. Agir pour un renforcement du rôle de l’État, des organisations à but non lucratif et de l’économie sociale pour un nouveau modèle économique et social. 3.8.29 – Plaider auprès des décideurs politiques de l’UE pour la révision et l’amélioration de la conception du marché de l’énergie, notamment en ce qui concerne les mécanismes de fixation des prix, les restrictions strictes sur les mécanismes d’urgence de spéculation pour réguler les prix de l’énergie, les plans communs d’investissement dans les infrastructures financés à partir de ressources communes, l’augmentation des droits des consommateurs dans les contrats énergétiques, le renforcement des obligations de service public, la reconnaissance de l’énergie comme bien public, la promotion de la propriété publique et des coopératives énergétiques le cas échéant, les plans communs d’investissement dans les infrastructures ainsi que la création d’un droit à une énergie propre et abordable. La CES engagera également un processus de réflexion avec ses affiliés afin de développer des propositions communes concernant l’architecture énergétique de l’Europe, tournées vers la solidarité entre les États au lieu de surmonter les divisions entre États qui reposent sur une logique concurrentielle.

[viii] L’impact social des marchés publics. L’UE peut-elle faire plus ? (europa.eu) 10 États membres ont attribué entre 82 % et 95 % de leurs marchés dépassant les seuils communautaires sur la seule base du prix ou du coût le plus bas ; 6 États membres ont attribué entre 60 % et 80 % de leurs marchés sur cette base et les 14 pays restants entre 1 % et 56 %.

[ix] Transition écologique et qualité de l’emploi – Risques pour la représentation des travailleurs_2024.pdf (etui.org)

[x] L’article 3.8.16 du Programme d’action de la CES définit les conditions sociales suivantes : Négocier avec les syndicats et respecter les conventions collectives ; Informer et consulter les syndicats au sujet des décisions de fusion et d’investissement ; Eviter les licenciements abusifs et la dégradation des conditions de travail ; Interdire le versement de dividendes extraordinaires et augmenter la part du bénéfice qui est réinvestie dans l’entreprise et partagée équitablement avec les travailleurs pendant qu’une entreprise reçoit toute forme de financement public ; Le recyclage et la création de postes d’apprentis et de diplômés de grande qualité. Depuis 2023, la reconnaissance de la nécessité de conditionnalités sociales au niveau européen a augmenté. Une forme de conditionnalités sociales figure en bonne place dans le rapport d’Enrico Letta sur le marché unique.

[xi] L’industrie européenne et la transition écologique (socialeurope.eu)

[xii] L’Europe est-elle en bonne voie vers la résilience climatique ? Actions d’adaptation nationale en 2023 telles que rapportées – Agence européenne pour l’environnement (europa.eu)

[xiii] La politique relative aux plans territoriaux pour une transition juste expose explicitement que « La préparation et la mise en œuvre des plans territoriaux pour une transition impliquent les partenaires concernés » conformément au principe de partenariat relatif à la réglementation des fonds structurels. Règlement du Parlement européen et du Conseil établissant le Fonds pour une transition juste

[xiv] Comme l'indique la communication sur l'objectif climatique 2040 de la CE, "un dialogue structuré et systématique avec les partenaires sociaux devrait être renforcé afin de garantir leur contribution, en mettant l’accent sur l’emploi, y compris la disponibilité de postes pour les travailleurs amenés à changer d’emploi, la mobilité, la qualité de l’emploi et les investissements dans la reconversion et le perfectionnement professionnels" Objectif climatique de l’Europe pour 2040 et voie vers la neutralité climatique à l’horizon 2050 pour une société durable, juste et prospère

[xv] Ceci est en grande partie, mais pas exclusivement, une mise à jour ciblée de la Position de la CES Doter les travailleurs des compétences nécessaires pour la transition écologique adoptée par le Comité exécutif en 2022. Celle-ci reprend également de nombreux éléments  de la résolution de 2013 du Parlement européen « Information et consultation des salariés; anticipation et gestion des restructurations » qui doit encore être mise en œuvre de manière satisfaisante. P7_TA-PROV(2012)0000 (europa.eu)

[xvi] Création d’emplois – transition juste et investissements d’impact 2023 (europa.eu) et Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne