Position de la CES sur la prévention d'entités écrans

Position de la CES sur la prévention d'entités écrans
Approuvée lors de la réunion virtuelle du Comité exécutif des 16 et 17 mars 2022

Points principaux :

  • La CES s’inquiète fortement de l’utilisation d’entités-écrans pour contourner les obligations fiscales, sociales et de droit du travail ainsi que dans le cadre d’activités criminelles. Ce phénomène est la conséquence d’un marché intérieur qui ne réglemente pas de manière cohérente l’imposition des sociétés, les structures d’entreprises complexes, les droits sociaux, le droit du travail et la mobilité des entreprises.
  • Une directive traitant de l’utilisation abusive des entités-écrans basées dans l’UE est un pas dans la bonne direction. Pour être plus efficace, elle ne doit pas être utilisée exclusivement à des fins fiscales, mais également en vue de traiter l’impact social des entités-écrans.
  • La CES appelle à une directive qui traite de manière plus cohérente le l’interface entre les politiques fiscales et sociales. Plus spécifiquement, la présence d’une partie importante des salariés doit être reconnue comme un élément clé pour déterminer l’activité économique d’une entreprise.
  • En outre, les informations recueillies par les autorités fiscales dans le cadre de cette directive doivent être rendues accessibles aux autres autorités de contrôle ainsi qu’au public, de manière à faciliter le ciblage des inspections du travail et les politiques éthiques en matière de marchés publics. Elles doivent également permettre aux travailleurs de vérifier leurs droits.
  • L’exemption sectorielle pour les fonds de pension et d’investissement basés dans l’UE est contre-productive.
  • Dans l’ensemble, la CES rappelle l’importance d’une réforme fondamentale pour lutter contre les incitations à monter des sociétés-écrans. Cela implique de passer des règles de prix de transfert vers une imposition unitaire et un taux d’imposition minimal de 25 %. En outre, l’adoption du principe du siège réel dans le droit européen des sociétés est attendue depuis longtemps.

Introduction
Le 22 décembre 2021, la Commission européenne a publié une proposition de directive du Conseil établissant des règles pour empêcher l’utilisation abusive d’entités-écrans à des fins fiscales (appelées ATAD3)[1].  L’objectif est de lutter contre l’optimisation   fiscale exercée au moyen d’entreprises qui n’exercent aucune activité économique réelle.  Elle répond aux appels du Parlement européen et de la société civile en faveur d’une action plus stricte et plus cohérente contre l’optimisation fiscale.

La présente position rappelle tout d’abord les conclusions de la CES concernant les entités-écrans/sociétés boîtes aux lettres. Étant donné que les structures complexes des groupes d’entreprises servent souvent à des fins multiples, l’optimisation fiscale se conjugue généralement à l’exploitation des travailleurs. C’est pourquoi la CES s’inquiète de l’étroitesse de l’objectif de la directive proposée et appelle les institutions de l’Union européenne à veiller à ce que les outils destinés à lutter contre l’utilisation abusive des entités-écrans à des fins d’évasion fiscale servent également à contrer les pratiques de réduction des coûts du travail.   

La nécessité d’une approche globale pour s’attaquer aux pratiques des entreprises boîtes aux lettres
Une entité-écran, également appelée société boîte aux lettres, est une société qui n’exerce aucune activité économique réelle. Ce phénomène grandissant inquiète fortement la CES. Les entreprises sans substance économique sont souvent créées dans le but de contourner les obligations légales en matière fiscale et de lutte contre la corruption, mais aussi le droit du travail et la sécurité sociale.

D’un point de vue fiscal, les entités-écrans facilitent le transfert des bénéfices d’entreprises (ou d’autres types de revenus) réalisés dans des pays à forte imposition vers des pays où ils seraient imposés à un taux inférieur. La Commission estime le manque à gagner fiscal découlant de l’utilisation de sociétés-écrans dans une fourchette comprise allant de 23 à 50 milliards d’euros par an. Du point de vue des travailleurs, le transfert de bénéfices signifie que les liquidités sont retirées du lieu de travail, où les travailleurs créent de la valeur, et sont stockées dans des pays à faible imposition. Les liquidités ne sont alors plus disponibles pour les investissements productifs, l’emploi et les salaires plus élevés.

Les entités-écrans sont également un levier très important de concurrence déloyale sur les salaires et les conditions de travail, car elles permettent aux entreprises de tirer profit des écarts salariaux dans le marché intérieur. Dans le cadre d’un projet sur les pratiques de type boîte aux lettres, la CES a publié en 2016 plusieurs études de cas illustrant comment les entreprises sous-traitent des tâches à forte intensité de main-d’œuvre vers des sociétés boîtes aux lettres afin d’exploiter les travailleurs[2]. En mettant en place des structures artificielles dans des pays peu regardants, les entreprises sont en mesure de contourner leurs responsabilités en tant qu’employeurs directs pour ce qui concerne les salaires, les heures de travail, les indemnités de maladie et les cotisations de sécurité sociale. Les entités-écrans sapent également les droits des travailleurs à l’information, à la consultation et à la représentation au niveau des conseils d’administration lorsque les conseils d’administration des entreprises sont transférés dans un pays où la législation est moins progressiste, alors que la localisation géographique des salariés reste inchangée.

Une poignée d’instruments européens, notamment dans le domaine du droit du travail, tentent de limiter l’impact des entités-écrans. Cependant, ces efforts sont minés par les tensions avec les libertés économiques de l’UE ainsi qu’un manque de cohérence avec les autres domaines de compétence de l’UE[3]. Par exemple, la directive sur les travailleurs détachés et le règlement de sécurité sociale contiennent des exigences de substance détaillées  afin de s’assurer qu’il existe une véritable relation d’emploi dans l’État membre d’origine. Pourtant, ces instruments ne répondent pas à la cause profonde du problème puisque la création d’entreprises sans substance économique reste légal en vertu du droit européen.

Le paquet « droit des sociétés » de 2019, qui vise à faciliter la mobilité des entreprises au sein du marché intérieur, reconnaît, en principe, l’importance de s’attaquer aux sociétés-écrans mises en place dans le but de contourner le droit européen ou national. Certaines dispositions contre les abus ont été introduites et il est attendu des États membres qu’ils examinent un faisceau d’indices, notamment l’activité économique et le lieu habituel d’emploi des salariés. Pourtant, la directive ne fournit pas de mesures de contrôle ni de mesures d’exécution. Étant donné que la vérification des activités réelles est aujourd’hui presque inexistante dans les pays où la société se constitue, le paquet « droit des sociétés » sera probablement très insuffisant pour s’attaquer aux pratiques des sociétés boîtes aux lettres.

Par conséquent, la CES appelle à une approche globale pour traiter des constructions  artificielles. L’interface entre le droit du travail, le droit des sociétés et le droit fiscal doit être améliorée. Le principe du siège réel dans le droit des sociétés est une revendication syndicale de longue date : une entreprise ne devrait pouvoir s’enregistrer que dans un pays où elle a de véritables activités économiques, mesurées notamment par la présence d’une partie importante du personnel. En ce qui les mesures de contrôle, les enquêtes menées par les autorités fiscales pour déterminer si une personne morale a une substance économique doivent être considérées comme de bonnes pratiques pour toutes les autorités étatiques.

C’est dans ce contexte de décalage entre les réglementations du travail, des sociétés et de la fiscalité que la CES analyse la récente proposition de la Commission sur les entités-écrans.

Une proposition de la Commission qui aggrave les silos
La proposition de la Commission sur l’utilisation abusive d’entités-écrans met en avant une série de critères permettant aux États membres d’identifier les entités sans substance économique. Les entreprises transfrontalières considérées « à risque » sont tenues de rendre compte de leur activité économique en fournissant des informations sur une série d’indicateurs.  Il convient de toujours établir l’existence de locaux physiques et de comptes bancaires actifs. Un troisième indicateur serait soit la résidence fiscale réelle des administrateurs, soit la résidence fiscale de la majorité des salariés. En outre, une entreprise peut réfuter la présomption selon laquelle elle serait une entité-écran et qu’elle serait utilisée à des fins fiscales de manière abusive en fournissant des preuves concrètes qu’il existe des raisons commerciales (c’est-à-dire non fiscales) pour ne pas employer directement des travailleurs. 

Ce faisant, il serait possible pour une entreprise de satisfaire à un test de substance même en l’absence de personnel. Les employés embauchés à travers des sociétés boîtes aux lettres pour effectuer du travail dans les territoires d’autres États membres ne seraient pas considérés comme une pratique abusive. À ce titre, la proposition de la Commission va à l’encontre de la revendication exprimée de longue date par les syndicats, à savoir que la résidence d’une entreprise doit coïncider avec le lieu de travail habituel d’une partie importante de son personnel.

Dans l’exposé des motifs de la proposition, la Commission soutient qu’il y a un consensus entre toutes les parties prenantes concernant l’importance que revêt la résidence des administrateurs dans le même pays où l’entité est située, mais qu’il n’y a pas de consensus concernant la pertinence du nombre d’employés. La représentativité des consultations publiques de la Commission constitue un point de préoccupation constant. Sur les 49 commentaires reçus lors de ce processus spécifique, près de 70 % provenaient d’associations professionnelles et d’entreprises individuelles. En revanche, la réponse de la CES représente moins de 4 %, alors même qu’elle a été soumise au nom de 92 centres syndicaux dans 39 pays ainsi que 10 fédérations syndicales européennes[4].  

En vertu de la proposition de la Commission, l’identification d’une entité fictive entraînerait le refus des avantages fiscaux. L’État membre de résidence de l’entité-écran ne délivrerait pas de certificat de résidence fiscale ou en délivrerait un incluant un avertissement. La proposition ne tient pas compte de l’interaction évidente avec le paquet « droit des sociétés », qui indique que les États membres sont censés délivrer des certificats de conversion s’ils sont convaincus qu’il n’existe aucune pratique abusive à des fins de contournement du droit fiscal ou du droit du travail. La proposition ne fait pas non plus mention des conséquences si l’entité-écran enfreint d’autres obligations légales de l’UE, telles que les exigences en matière de substance dans les réglementations de sécurité sociale et la directive sur les travailleurs détachés.

Enfin, la directive proposée contient des dispositions visant à faciliter la communication entre toutes les autorités fiscales de l’UE. Toutes les informations relatives aux sociétés-écrans de l’UE seront automatiquement échangées au travers d’un répertoire central. La création de ce répertoire central a le potentiel de renforcer considérablement les audits ciblés et la bonne mise en œuvre des obligations légales. Toutefois, comme la directive vise exclusivement les autorités fiscales, il n’y a aucune raison de croire que ces informations seront accessibles à d’autres services de contrôle, bien que ces informations soient cruciales pour les inspections du travail. 

Demandes de la CES – la nécessité de traiter l’impact social des entités-écrans
La CES appelle les institutions de l’UE à prendre en compte l’impact des entités artificielles sur les travailleurs ainsi que sur les recettes fiscales. Bien que l’optimisation fiscale des entreprises puisse rester l’élément central de la directive, ses dispositions finales doivent également renforcer — et non saper — les dispositions contre les abus contenues dans le droit du travail, de la sécurité sociale et des sociétés de l’UE.

Premièrement, la protection des droits des travailleurs doit être expressément incluse parmi les objectifs de la directive sur les entités-écrans.

Deuxièmement, la présence d’une partie importante du personnel doit devenir un critère déterminant de la substance. Inversement, une distinction entre le siège social et le siège réel doit devenir un indicateur d’une société-écran. Les employés étant un élément clé de la création de valeur d’une entreprise, il est inacceptable qu’ils continuent à être négligés en tant qu’indicateur de l’activité économique. 

Troisièmement, les informations recueillies par les autorités fiscales dans le cadre de la directive doivent être rendues accessibles : aux autorités du travail afin de faciliter des inspections ciblées du travail ; aux travailleurs et à leurs représentants pour renforcer les droits à l’information, à la consultation et à la négociation collective ; aux autorités publiques pour prendre une décision éclairée sur l’attribution des marchés publics aux entreprises privées ; et plus généralement au public pour renforcer le contrôle. Il convient d’accorder une attention particulière au rôle éventuel de l’Autorité européenne du travail dans la réalisation d’audits sociaux sur la base d’informations fiscales, en veillant également à l’implication des partenaires sociaux qui sont déjà impliqués dans la lutte contre le travail non déclaré.

De manière générale, la CES rappelle qu’il est important de s’attaquer à la racine du problème, et pas seulement à ses conséquences. La CES renouvelle ses appels en faveur d’une réforme substantielle des règles en matière de prix de transfert en faveur d’une taxation unitaire en vertu de laquelle un groupe de sociétés est traité comme une entité unique et cohérente plutôt que comme une agrégation de filiales/établissements fictivement autonomes. En outre, le principe du siège réel doit être reconnu dans l’ensemble de l’acquis communautaire. Il ne devrait pas être possible pour une entreprise de jouir d’une existence juridique si elle ne réalise pas, ou n’a pas l’intention de réaliser, une activité économique réelle.

Il est important que les autorités fiscales disposent de davantage de ressources et d’équipements pour être en mesure de mettre en œuvre et de faire respecter la directive.

La CES renouvelle son appel en faveur de l’adoption d’une assiette commune pour l’impôt des sociétés, basée sur une taxation unitaire et un taux minimum commun de 25 % d’impôt sur les sociétés, et de l’application de la directive récemment adoptée sur le reporting public pays par pays, qui permettra un certain degré de contrôle sur les structures et les paiements de l’impôt des sociétés.


[1] COM (2021) 565 final

[2] Le recours aux sociétés boîtes aux lettres : une pratique visant à échapper à l’impôt qui se traduit par une exploitation des travailleurs partout en Europe | CES

[3] EU Company Law, Artificial Corporate Entities and Social Policy, CES 2019

[4] Lutter contre l’utilisation des entités-écrans – résultat de la consultation